8 000 d’entre eux (femmes et enfants principalement, ainsi que quelques hommes âgés) trouvent refuge dans le Limousin entre janvier et juillet 1939. Ils sont hébergés dans différents centres d’accueil (ancienne école, caserne, prison désaffectée, hôtels, ou encore chez des particuliers). Les archives administratives rendent compte de ces arrivées de populations, de même que de l’enrôlement des hommes espagnols (ex-combattants de la guerre civile) dans des Compagnies (CTE) puis des Groupements de travailleurs étrangers (GTE) entre 1939 et 1944.
Nombre de ces hommes et femmes ont eu une empreinte sur le territoire régional, par les liens créés avec les populations locales, par leur travail, ou encore par leur participation à la résistance. Cette empreinte sociale, sensible est difficilement mesurable aujourd’hui dans la région. Certains, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale s’installent définitivement dans la région à défaut de pouvoir regagner leur pays d’origine placé sous le joug franquiste pendant près de quarante ans.
Cet exil a laissé des traces indélébiles dans les familles au fil de générations, une mémoire transmise douloureuse, indétectable, dans les archives administratives, qu’on peut néanmoins saisir dans les sources orales. C’est pour combler les “lacunes de l’Histoire“ que, depuis la fin des années 1990, les descendants d’exilés investissent le terrain mémoriel en France et en Europe. En 2008, se crée à Limoges l’Ateneo Republicano du Limousin, association visant à faire ressurgir le passé de l’exil espagnol dans la région. Ancré sur le territoire, ce collectif décide de produire un récit de l’exil qui s’adapte aux lieux de mémoire déjà existants dans la région. La Résistance et le massacre d’Oradour-sur-Glane, métarécits de la Seconde Guerre mondiale dans le Limousin, permettent à l’association mémorielle de faire connaître le rôle des exilés dans la Libération de la France et le lourd tribut payé par ceux-ci lors de l’Occupation nazie. En ce qui concerne l’accueil des réfugiés, c’est l’expérience des combattants parqués dans les camps de concentration du sud de la France sous le gouvernement de la IIIe République, qui prédomine dans la mise en récit public de ce passé. La nébuleuse des centres d’hébergements (répartis dans 148 communes rien qu’en Limousin) est enfouie sous le sable d’Argelès-sur-Mer, traduisant la suprématie d’une mémoire masculine de l’arrivée des exilés en France.
À l’intérieur des familles, c’est bien une mémoire douloureuse, blessée, meurtrie qui s’est transmise à demi-mots. Elle se situe entre différents espaces, une Espagne idéalisée au passé et un Limousin rebelle, une culture politique entre république et révolution, antimonarchisme et anticléricalisme, à cheval entre cette Espagne rêvée héritée et une conscience régionale fondée sur une tradition de gauche, ouvrière et paysanne. L’affect est omniprésent dans les récits des descendants de l’exil qui évoquent le parcours de leurs parents disparus aujourd’hui et à qui, dans l’espace privilégié de l’entretien oral, ils souhaitent exprimer leur reconnaissance pour les valeurs transmises. Cet affect semble traduire, aussi bien dans les récits individuels que collectifs, à la fois un besoin de reconnaissance pour les combats menés par les parents que la peur d’oublier ce passé.
Ce sont ces grands axes qui ont guidé mes recherches consacrées aux mémoires et identités de l’exil postérieur à la guerre d’Espagne dans le Limousin1. Cette thèse s’est fondée sur 27 recueils de témoignages entre quatre générations et sur trois années d’observation participante au sein de l’association Ateneo Republicano du Limousin. Ce travail de terrain et la constitution de ces archives orales (qui seront prochainement déposées aux Archives départementales de la Haute-Vienne) m’a permis de réaliser comment l’entretien a pu constituer un espace privilégié pour la prise de parole, une parole enregistrée en vue d’une conservation des souvenirs inscrite dans un temps précis. Le dépôt en archives garantit, d’une part, la sauvegarde et la mise en valeur de ces voix enfouies sous d’autres discours dominants, et offre, d’autre part, la possibilité d’autres lectures et analyses de ces productions narratives à l’avenir.
Ces récits s’inscrivent dans un présent de “tout-mémoire“, symptomatique d’une époque de crises et d’incertitudes, notamment au niveau politique, où l’on tend à projeter vers le futur, la société idéale inachevée et brutalisée par un passé transmis et/ou réapproprié.
Le traitement actuel des migrants en Europe réactive les souvenirs douloureux du passé, de même que les stratégies politiques des dirigeants, qui s’appuient sur la conception d’une identité nationale qui exclut les immigrés plutôt que de mettre en valeur leurs apports à la société. En repérant les espaces imaginaires exprimés dans les récits, on peut mieux saisir ce qui relève de l’appartenance et du rejet des territoires existants. Les frontières établies sont transcendées pour déboucher sur la création d’une nouvelle cartographie de l’appartenance territoriale des descendants de l’exil : on rejette une Espagne séquestrée par la dictature comme une France qui stigmatise les étrangers ; on exprime à la fois un attachement à une Espagne rêvée et un ancrage dans un territoire singulier. Le Limousin déserté, préservé, et rebelle apparaît, pour les descendants de l’exil, comme un territoire des possibles où leur passé familial, marqué lui aussi par l’insoumission, pourrait être conservé dans ses lieux traumatiques ou grâce aux figures héroïques de la Résistance.
Éva Léger