Dans le dernier IPNS, Michel Dias, philosophe, invitait à refonder le politique en partant du constat que la citoyenneté nous avait été confisquée. Pour cela il nous embarquait dans la pensée d'Aristote, détour indispensable à ses yeux – au risque, aux nôtres, de demeurer dans les limbes de la théorie.
Avec son nouveau livre, l'historienne Michèle Riot-Sarcey, raconte une autre histoire, qui part un peu du même constat. Cette fois, ce n'est pas la citoyenneté qui est confisquée, mais l'émancipation qui est entravée. Guère plus réjouissant. Mais en bonne historienne, c'est les pieds sur terre plutôt que la tête dans les nuages, qu'elle conduit une démonstration qui nous fait revisiter tout le XXe siècle (et une partie du XIXe), convaincue qu'elle est que « l'utopie réelle relève moins des textes et des théories que des pratiques et des expériences concrètes. » C'est ce qu'elle appelle le « réel de l'utopie » : « Une brèche expérimentale, inspirée ou non de théories critiques, édifiée par des hommes et des femmes en rupture avec la société d'ordre et qui, selon leur vision concrète d'une démocratie, imaginent, en l'expérimentant à leur propre échelle, un autre monde possible. » On peut se sentir concernés, non ? Malheureusement, cette imagination créatrice et émancipatrice qui fleurit avec éclat dans le premier XIXe siècle dans la foulée des utopistes et des associations ouvrières va vite être entravée : « Il ne resta qu'un vague souvenir d'une utopie moteur de l'histoire ». Les raisons ? Le poids de l'ordre libéral qui « s'est institué comme modèle de gouvernement par l'assimilation de la liberté au libéralisme, par l'identification de l'État républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain. » On en est bien là. Ont suivi, au long du XXe siècle, toute une série d'idéologies, dans les sciences comme dans la politique, qui ont confisqué au nom de visions totalisantes l'émancipation possible des individus et des groupes. On se demande comment après tout ça (l'historiographie des dominants, les avant-gardes, les partis uniques - ou pas -, la domination des concepts, etc.) le « réel de l'utopie » a pu tout de même, plus ou moins souterrainement, continuer à survivre, puisque le livre se termine par l'observation de divers mouvements ou soulèvements populaires dans le monde, laissant même la parole en épilogue à quelques-unes de nos initiatives locales ou au mouvement des Gilets Jaunes.
Curieusement, alors que ce panorama devrait nous assommer, cette lecture est plutôt revigorante. Parce que malgré tout cela, qu'il faut comprendre et analyser pour savoir ce qui nous est arrivé, le fil émancipateur de l'utopie ne cesse de courir : « Plus d'un siècle et demi après, en France et ailleurs, elle semble bien renaître au début du XXIe siècle dans sa pureté primitive, presque inchangée : l'idéal, actualisé, a repris forme à la faveur d'un autre chaos... »