Sans être bibliophile, Brig Laugier aime les livres - d'ailleurs elle en consomme des quantités -, mais elle les aime à sa façon, qui est spéciale, qui est perverse aussi, et inquiètante, car elle passe moins de temps à les lire ou à les consulter qu'à en plier adroitement les pages pour en faire des sortes de tombeaux sophistiqués, des tombeaux pleins de crevasses régulières. En les voyant de loin, ou négligemment, certains d'entre eux du moins, on pourrait croire qu'elle pratique des saignées à même la tranche, qu'elle incise le papier avec un rasoir ou un scalpel très affûté, tant les angles qu'elle obtient paraissent francs et biseautés ; on pourrait croire qu'elle a voulu se venger des blessures que le tranchant de pages trop bien massicotées a pu infliger quelquefois à la pulpe de ses doigts en tailladant à son tour le papier, dans l'épaisseur. Mais non, elle n'utilise pas le moindre canif et si elle maltraite les gros pavés ou les petits formats qui lui servent de cobayes, si elle montre à leur égard une incroyable cruauté, c'est d'une manière plus indirecte et surtout plus subtile.
A proprement parler, elle n'enlève rien aux livres et ne leur ajoute rien non plus, nonobstant elle les prive d'une part d'eux-mêmes - la plus symbolique, la plus considérable - et leur apporte en même temps je ne sais quoi de primordial, une autre force d'expression. Cette redoutable lectrice n'est pas plus sectaire dans le choix de ses matériaux, notamment de leur ancienneté ou de leur provenance, que dans la sélection des titres ou des auteurs et elle travaille aussi bien sur des grimoires ou sur de bons gros dictionnaires à reliure coriace, comme le Bailly ou le Gaffiot - peut-être s'agit-il d'un règlement de comptes avec son passé d'étudiante, avec les langues mortes ? -, que sur des romans contemporains ou des ouvrages de poésie de taille plus modeste. Seule restriction, elle n'intervient jamais sur les livres dont le lecteur doit fendre les pages lui-même à l'aide d'un coupe-papier, sans doute à cause de l'irrégularité ainsi produite sur les bords, sans doute à cause de l'effritement de la matière première, des miettes impalpables, toutes choses qui pourraient nuire à la netteté, à la précision absolue qu'exige son travail ; mais c'est peut-être aussi pour des raisons personnelles qu'elle n'intervient pas sur les ouvrages publiés par les éditeurs qui, à l'instar de José Corti, ne rognent pas leurs livres à la machine.
Généralement, les lecteurs sans gêne ou désinvoltes cornent les pages lorsqu'ils n'ont pas de signet sous la main ; eh bien, cette artiste le fait aussi, mais avec le plus grand soin, systématiquement, et pour brouiller tous les repères. Son but, il me semble, est de détourner le lecteur potentiel de son activité favorite, son but est de le perturber, en faisant du livre un objet différent, hermétique, un objet de contemplation qu'il faut bien poser quelque part, qu'il faut bien placer en lieu sûr, tant il est devenu fragile, un objet si complexe qu'il ne se prête plus guère aux manipulations normales. Brig Laugier est d'une virtuosité diabolique dans l'art du retournement, en tous les sens du terme. Généralement, on range les livres dans la bibliothèque après les avoir lus, elle les en sort et les dérange. Pour les mettre à l'abri de la poussière, on les tient fermés, pressés les uns contre les autres, et on n'aperçoit d'eux que le dos, jamais la tranche. Brig Laugier, avec un mélange d'exhibitionnisme et de pudeur, montre ce que l'on cache, et vice versa. En pliant les pages, qu'elle a rendues mystérieuses et belles avec leurs lettres en désordre comme de fines mouchetures, elle a découvert une technique originale et raffinée pour caviarder tous les mots. Elle ouvre les ouvrages à sa manière, définitive, mais, avec une patience infinie, elle rabat les pages sur elles-mêmes afin qu'on ne puisse plus les feuilleter, de la sorte elle réussit cette étonnante gageure de resserrer, de recroqueviller le livre sur lui-même tout en l'évasant, tout en lui donnant plus d'ampleur, plus d'espace pour exister. Elle condamne les livres, comme d'autres, condamnent portes et fenêtres, sans contredit, mais c'est avec douceur, sans avoir l'air, pour mieux les imposer ; ce faisant, elle réalise des sortes d'éventails volumineux et lourds, impraticables, ou bien de drôles de soufflets, béants, paralysés. La surface du papier, qu'on ne voit plus que de biais, occulte alors les mots ou les dévalorise. Bref, elle rend inaccessible par ses gestes de plasticienne ce que l'écrivain s'était échiné à rendre, à faire savoir, ou bien à suggérer. C'est du bout des doigts que les aveugles parviennent à lire, c'est du bout des doigts qu'elle empêche de le faire ceux qui voient.
Scrupuleuse jusqu'à la maniaquerie, cette artiste plie les livres, au sens où on les emballe dans du papier, afin d'en faire des énigmes, afin de les livrer au regard, de les offrir. Je crois cependant qu'on aurait tort de reconnaître en elle une sorte de Christo reconverti soudain dans des activités lilliputiennes, car elle enveloppe les bouquins par l'intérieur et non comme on le fait d'ordinaire. Le résultat est fascinant, il est spectaculaire.
Gilbert Pons