Quand un enfant devenu vieil homme, s’adresse aux jeunes pour leur parler de vaches

Date
mercredi 1 septembre 2021 14:23
Numéro de journal
76
Auteur(s)
Marie-France Houdart
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Il a été éleveur, éleveur sélectionneur puis sélectionneur. Toute sa vie, Régis Coudert l’a consacrée aux vaches, des animaux qu’il aime passionnément. Il raconte cette vie dans un livre qui paraît aujourd’hui aux éditions Maiade, L’enfant qui aimait les vaches. Il sera à la Fête de la Montagne limousine à Gentioux. D’ici là, Marie-France Houdart, son éditrice, nous parle de cet homme hors du commun.

 

elevage bovin

 

Depuis son enfance, Régis a la passion des vaches et du travail de la terre. Il participe avec entrain à tous les travaux, arrivant avec sa petite fourche, son petit râteau, son petit fléau, pour faire comme les grands qu’il lui tarde de rejoindre. Ses jouets sont ses vaches, ses cochons, ses carrioles, et tout ce qui fait l’environnement d’une ferme limousine, qu’il trimballe partout avec lui jusque dans son casier d’école.

 

Redonner l’espérance

Regis-Coudert.jpgIl est paysan dans l’âme. Il ne l’est pas de famille, même si un de ses ancêtres, propriétaire terrien, a pu accrocher à la porte de sa grange les multiples médailles que les comices agricoles lui avaient rapportées. Mais heureux héritier d’une ferme, contrairement à tant de jeunes qui fuient le travail de la terre, lui s’y accroche et part compléter sa formation dans une école d’agriculture renommée. Une question le préoccupe déjà : comment faire pour redonner de la valeur au travail agricole et empêcher l’exode rural. Porté par son amour des vaches, il croit beaucoup à l’élevage. Mais pour lui, il fallait trouver quelque chose pour relancer et améliorer la race limousine, de façon à retenir les jeunes au pays, leur redonner l’espérance : ce fut le mobile principal de son engagement.

Dans cette école, il rencontre René Dumont, le précurseur de l’écologie dans les années 1950-70, futur candidat aux élections présidentielles de 1974, qui le conforte dans son intuition. « L’élevage en plein air, mais bien sûr ! Fais ça en Limousin, ça marchera ! Et donne l’exemple pour retenir les autres ! » Voilà l’idée ! Reste à élaborer sa méthode pour être en totale harmonie avec ses vaches et avec l’environnement, tout en offrant une solution à la désertification des campagnes. Envers et contre tous, il décide donc de laisser ses bêtes dehors à l’année.

 

Une méthode à trois temps

Sa méthode associe le bien-être des animaux, le respect de la nature et l’économie.

  • Le bien-être : naissance des veaux au printemps, pas trop gros pour faciliter les vélages, aménagements de très nombreuses haies pour les protéger, mangeoires mobiles pour éviter les piétinements, liberté des mères, meilleure résistance et hygiène… Visites aux bêtes : « pour retrouver un rapport apaisé entre l’homme et l’animal », une relation « qui ne pouvait se faire qu’avec le cœur et un amour réciproque ». Il faut lire ces pages où ils nous raconte ces séances de soins à ses vaches et veaux : les caresser, les étriller, leur parler, les gâter… Avec son épouse-complice, il les entoure de soins, les cajole, leur parle, les « apprivoise » en quelque sorte. Il « marie » ses vaches comme si elles étaient ses filles, pour qu’elles lui donnent de beaux enfants dont il est fier, et il les laisse vieillir chez lui jusqu’à la fin. « Avec le plein air intégral, les veaux étaient aussi plus résistants, et les risques de grippe, si contagieuse et meurtrière dans les confinages sous abris, étaient bien moindres ». Nul besoin d’antibiotiques.
  • Le respect de la nature : il s’agissait de cultiver de l’herbe en travaillant en lien et  respect avec ce qu’offrait la nature, et en suivant le rythme de la végétation… Le bovin est un ruminant qui est fait pour se nourrir d’herbe. L’animal doit donc trouver dans l’herbe les éléments naturels nécessaires à son équilibre alimentaire : la chlorophylle, qui transforme l’énergie lumineuse en énergie chimique, composée de protéines, de vitamines et de minéraux, et l’azote qui lui permet d’accumuler le maximum de protéines et de croître. L’herbe est une nourriture riche, la prairie naturelle un trésor à ne pas détruire.
  • L’économie enfin, puisque la seule nourriture est l’herbe, que les bâtiments sont superflus, que les prés sont engraissés naturellement.

 

Éleveur-sélectionneur

L’élevage bovin en « plein air intégral », respectueux de la nature et des animaux, rompt ainsi avec le cycle basé uniquement sur le profit, tout en étant salutaire pour la vache, notamment la limousine,  une vache rustique qui s’accommode très bien de vivre en plein air toute l’année.

Régis nous raconte comment, lui et quelques autres, ont alors mis en place une production de veaux sevrés, nourris uniquement dehors et à l’herbe toute l’année, la bonne herbe des prairies du Limousin : d’où l’appellation de « broutards », pour lesquels s’ouvrait justement un important marché en Italie où ils devinrent les « veaux d’Italie, destinés à nourrir le peuple italien ».

« Au sein d’un groupe d’éleveurs, dont Louis de Neuville, on a réfléchi, analysé, innové… pour trouver des solutions économiques, et surtout on a sélectionné pour améliorer toujours plus. » Régis s’est fait une spécialité d’éleveur-sélectionneur, au point de gagner tous les concours d’élevage, de voir un de ses taureaux primé en Argentine et de devenir lui-même juré de concours à Paris. 

Mais là est le paradoxe. Il l’a pressenti dès l’enfance en voyant sacrifier un cochon. « On élève et tue des animaux que l’on aime bien pour les manger… Pour éviter cela, quand je suis devenu éleveur j’ai décidé de faire uniquement de la sélection. » Malgré tout, ce paradoxe le hante toujours. Si bien qu’il m’a sorti un texte d’une masse de papiers divers, pour que je lui trouve une place, il y tenait, un texte signé du poète et chantre de la terre limousine, de ses habitants et de sa langue, qui assista, en voyant sa grand-mère lier les vaches pour la dernière fois, à la fin d’une culture paysanne multimillénaire, Jan dau Melhau (voir encadré).

 

famille-coudert.jpg

 

Le temps des tracteurs

Terrible contradiction : il avait beau se dire « sélectionneur», parmi les veaux « sélectionnés », les plus beaux continueraient leur vie comme reproducteurs ou comme mères, mais pour tous les autres, ce serait fatalement l’abattoir, puis la casserole. Cet amour des animaux qui les fait naître et vivre les plus beaux possible pour les pousser vers la mort…

Vient aussi à se poser la question : et si cette civilisation paysanne « qui dura tant et tant de mille ans », il avait contribué lui-même à la faire disparaître ? Car ce fut une vraie révolution, dans les fermes et les familles, que de passer de la vache à l’étable à ce broutard engraissé en Italie ! Plus besoin de bergères pour garder les bêtes ! Il ne restait plus aux filles qu’à partir s’embaucher en ville à leur tour. Plus d’entraide paysanne, plus de grands rassemblements festifs au temps des grands travaux, plus de vaches qu’on rentre le soir à la tombée du jour, plus de rencontres sur les chemins…

En fait, il y a un moment qu’un processus de changement inexorable s’était déjà enclenché. Tout est venu du tracteur. Car, après la guerre, on avait voulu plus de bien-être. Les prisonniers de retour d’Allemagne rêvaient des tracteurs qu’ils y avaient vus. Quand le gamin, qui ne s’appelait pas encore dau Melhau, a compris que sa grand-mère déliait les vaches et raccrochait le joug et ses courroies à une poutre  pour la dernière fois, c’est parce qu’un tracteur attendait déjà devant la grange.

Ce n’est pas l’élevage en plein air qui a déstructuré le mode de vie traditionnel, il était déjà condamné et les campagnes se vidaient de leur jeunesse qui fuyait une vie dure et des terres qui ne rapportaient plus de quoi vivre. Notre éleveur a essayé de lui offrir une alternative. C’était risqué, il en a payé les conséquences.

 

Ici on fait comme tout le monde

le-bonjour-a--Don-quichotte.jpgDans ce pays pauvre et dominé, que le pouvoir royal considéra toujours comme un réservoir de bras et d’argent, on avait dû s’adapter à ce qui était imposé là-haut, élaborer pour y répondre des stratégies collectives devenues quasi instinctives, comme celle de quitter le pays tous ensemble à la saison, et revenir tous ensemble avec l’argent gagné ailleurs pour pouvoir garder sa terre. Y échapper pour faire à son idée, dans son coin, au mépris des modèles transmis, eût été inconcevable. Tous devaient s’accorder sur le modèle, fondé sur la nécessaire égalité de tous, seule façon d’empêcher la différenciation socio-économique. Le jeune Régis, honnête et naïf, issu d’un milieu de notables, de vieille noblesse catholique pour la plupart, a fait des études agricoles. A-t-il cru pouvoir s’autoriser de cette position pour agir comme il l’entendait, voire servir de modèle et donner un coup de pied dans la fourmilière de ce monde de « mercantis » qui faisaient la loi auprès du vieux monde des paysans traditionnels, jaloux de ses succès?

Qui était-il ce fils de famille, pour oser tout changer. Ici, on fait comme tout le monde. L’initiative est mal venue car elle remet forcément en cause le système que des générations ont établi pour maintenir chacun à sa place. Les ennuis qui se sont enchaînés lui ont fait comprendre qu’il n’était en fait qu’un « émigré » chez lui, un « émigré de l’intérieur ». Quelqu’un à qui on dirait, « tu n’es pas d’ici », c’est-à-dire 

« de notre monde », comme on le dira plus tard à ces jeunes venus des villes pour expérimenter leur utopie en milieu rural, à qui on ne fait pas de cadeaux, surtout quand ils réussissent…

 

Vers un monde sans vaches ?

Plus tard, même « sa » révolution l’a dépassé quand, à partir de la station de Laplaud, qui fonctionnait bien, naquit l’ambition de passer au stade supérieur pour créer une station de qualification nationale. Ce sera le Pôle de Lanaud, où les critères de départ, basés sur une nourriture à l’herbe identique dans tous les élevages, ne pouvant plus être observés, la qualité de la sélection baissa et en même temps la réputation de la limousine, aujourd’hui dépassée. 

Quelle déception ! Et que dire aujourd’hui de l’ère vegan qui s’ouvre et remet tout en cause ? Mais enfin, les vaches, c’est de l’herbe ! répond Régis. Elles ne font que transformer de la bonne herbe, cultivée sainement, pour nous nourrir ! Un monde, un paysage sans vaches, il ne peut y croire.

Courageux, honnête, crâneur, rebelle, tendre, frondeur, facétieux, inventif, généreux, meneur d’hommes, révolté contre l’injustice, toujours dans l’action, jamais fatigué, Régis a bravé tous les défis, tous les ordres pour ce qu’il estimait le bien de tous. Et quand l’âge est venu, quand on l’a écarté du travail alors que malgré quelques usures, il aurait pu continuer longtemps, que lui restait-il qu’une mince retraite ? Était-il réduit à faire les poubelles ? Non, heureux de sauver des poubelles ce que notre civilisation y jette. D’une nécessité presque honteuse, il a fait une passion, d’une richesse et d’une portée inouïe. Un trésor. Mais c’est encore une autre histoire…

 

Marie-France Houdart

 

La dignité des vaches dans la mort

« Je pense à toutes ces vaches, je veux qu’on pense à toutes ces vaches qu’on a offertes, qu’on offre en holocauste à ce dieu de pacotille, le seul qu’ait trouvé cette soi-disant civilisation, le seul qui lui convienne : l’assiette du consommateur !

Savez-vous la dignité que les vaches mettent dans leur mort ? Avez-vous jamais vu les yeux d’une vache au moment de sa mort ? Qui n’a pas vu ces yeux-là ne sait rien de la mort, de sa grandeur ni de sa vérité. Mais, dans ces massacres, leur laisse-t-on le temps seulement d’avoir ces yeux-là ! On sait bien que plus encore que de voler sa vie à un être vivant, ce qui est criminel, c’est de lui voler sa mort, le temps de sa mort.

Mais si un paysan, quelque part, le dernier paysan, pleure sur la mort des vaches, les siennes ou d’autres, les vaches, parce que sans doute aussi il a gardé la mémoire de ce temps qui dura tant et tant de mille ans où l’on nommait les vaches, où on les liait et où à trois, le paysan et ses vaches, se dressait le sillon pour y semer la vie, si un paysan, le dernier paysan, quelque part pleure sur la mort des vaches, en face, ceux d’en face, les autres nous parleront de leur désarroi de la filière viande, parce qu’une vache, ce ne peut être qu’un poids de viande dont un prix se fixe au kilo… »

Jan Dau Melhau
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