Dire où en est l’affaire dite “de Tarnac“ est quelque chose qui nous est paradoxalement assez difficile bien qu’étant parmi les premiers concernés. “L’instruction est en cours“ est la formule consacrée dans les couloirs du Palais de Justice à la manière dont on s’entend dire devant la porte du bloc opératoire : “le pronostic vital n’est pas engagé“.
On nous maintient minutieusement dans un état d’attente sans objet. Ce que nous connaissons c’est la teneur des requêtes diverses déposées par nos avocats, les différentes hypothèses que nous avons faites sur le terrain imposé de la procédure judiciaire où nous n’avons le plus souvent pas le choix des armes.
“L’affaire“ qui menace toujours de s’imposer comme nouveau cadre de notre existence se joue sur plusieurs plans à la fois : le plan judiciaire, le plan public - dont “les médias“ ne sont qu’un reflet grossier -, et celui de l’usure singulière et collective qui fait son œuvre au pas du pachyderme judiciaire.
Le temps judiciaire a ses “évènements“, ses temps forts qui permettent aux uns et aux autres de dire “l’affaire avance“, “elle piétine“, “se dégonfle“. Quoi qu’il en soit elle fonctionne.
Le dernier “évènement“ au sens médiatique du terme est le rejet de deux requêtes en nullité, l’une concernant des interceptions électroniques sur l’épicerie, l’autre sur un dispositif de vidéo-surveillance illégal dans une cour d’immeuble parisien. Ce rejet de la demande d’annulation de pièces - qui aurait rendu trop inconsistante la fable policière - par la cour d’appel de la Chambre de l’Instruction a fait dire dans toute la presse “l’enquête est entièrement validée“, ce qui est non seulement faux mais fait dire à la cour d’appel ce qu’elle ne peut pas faire : porter un jugement de fond sur l’entièreté d’une procédure.
Enfin après avoir sans cesse repoussé à des horizons toujours plus brumeux l’éventualité d’une clôture de l’instruction (par un non lieu ou par un renvoi devant les tribunaux), les juges instructeurs promettent depuis bientôt un an la tenue d’une reconstitution de la fameuse “nuit des sabotages “. Aux dires récents des magistrats elle devait finalement avoir lieu début novembre pour des raisons de correspondance climatique. A ce jour nous n’en avons aucune nouvelle.
L’affaire en est là : un ensemble d’arguties juridiques avancées comme sur un plateau d’échec autour duquel s’affrontent, d’un côté, un juge qui s’échine à sauver une procédure à laquelle il a durablement lié sa crédibilité – conforté aussi qu’il est par les “responsables politiques“ du moment qui n’ont plus aucun intérêt à un dénouement rapide - de l’autre, nous autres, déterminés à ne pas laisser une procédure inquisitrice se couler dans nos vies plus longtemps.
Nous avons gagné une chose : pouvoir revenir sur le plateau et reprendre au moins partiellement les activités et les vies auxquelles on nous avait arraché un temps. La rupture des contrôles judiciaires que nous avons collectivement décidée nous a donné le souffle nécessaire à pouvoir mettre un pied hors de l’espace virtuel de “l’affaire de Tarnac“. Elle ne cesse pourtant de se rappeler à nous par la surveillance grossière et continue, les convocations, le nécessaire travail du dossier et bien sûr le temps et l’argent, tout le temps et tout l’argent qu’il faut pour se défendre de la machinerie judiciaire et des fantasmagories qu’elle enfante.
Cette “procédure anti-terroriste“ puisque c’est de cela qu’il s’agit a surtout l’intérêt de nous garder sous le coude du story-telling policier, particulièrement prolifique ces temps, des fois que le spectre de “l’ultra-gauche-anarcho-autonome-européenne“ accède enfin au rang de menace tangible dans l’esprit “des Français“... à l’occasion d’un mouvement social, d’un sabotage quelconque, d’une révolte un tant soit peu consistante, ici, en Grèce, en un quelconque autre endroit de l’étendue démocratique occidentale.
Pas la moindre. Nous n’avons pas progressé dans l’art de la divination judiciaire. On peut par ailleurs penser que l’insubordination qui semble se propager d’une crise bancaire à l’autre, d’un plan d’austérité à l’autre, au Royaume-uni, en Irlande, au Portugal, après la Grèce puis la France ces dernières semaines, occupera bien plus les esprits et les cœurs, y compris les nôtres, que les misérables calculs des inquisiteurs de la galerie St Eloi1.
L’affaire a d’emblée commencé dans un vacarme médiatique, l’hypothèse faite tant par le comité de soutien que par nous mêmes (les inculpés), dès que nous avons été en mesure de le faire, fût de répondre aussi sur ce plan en tant qu’il était un des terrains non négligeables des hostilités. Cette hypothèse qui est sujette à débat a en tout cas contribué à renverser pour une grande part la tonalité du brouhaha médiatique et suscité de l’intérêt, des soutiens, des solidarités, des correspondances, des hostilités aussi, dans des cercles bien plus larges que ceux qui ont été directement touchés par nos interpellations. La médiatisation est singulièrement, pour chacun d’entre nous, une conséquence pénible et déréalisante, quant à savoir ce qu’elle induit pour le plateau nous n’en sommes pas juges même si elle a par certains aspects renforcé le pouvoir d’attraction de ce qui se vit depuis longtemps comme un territoire depuis où l’on s’affranchit.
1 aile occupée par le pôle anti-terroriste au Tribunal de Grande Instance de Paris.