Côté magistrature, on avait aligné les meilleures pièces : une juge rigoureuse comme la Justice, réputée pour son “impartialité“, son “professionnalisme“ et répondant au nom de “Goetzmann“ (ce qui signifie en alsacien “de la famille de Dieu“), flanquée d’un procureur naviguant entre cabinets ministériels et parquet antiterroriste, doté de surcroît d’un patronyme de crucifié : “Christen“ (ce qui donne “enchristé“ en verlan !). Si l’on ajoute à cela que l’inculpé qui risquait le plus gros avait pour initiale “J.C.“, question théologie, on allait être servi. Mais, à y bien regarder, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit dans chaque procès pénal : une affaire de faute et d’expiation, de crime et de châtiment, de quête et de manifestation de la Vérité ?
Tout procès pénal vise à mettre en scène la participation du prévenu à sa propre condamnation – d’où la centralité de l’interrogatoire, de l’aveu, la prétendue neutralité du juge, sis en théorie à mi-distance entre la défense et l’accusation quand bien même il siège en réalité sur la même tribune que le procureur, et donc de l’autre côté de la barre. Le dispositif judiciaire est un dispositif de capture enserrant les vivants dans un mécanisme aux multiples dents nommées “presse judiciaire“, “greffier“, “public“, “partie civile“, “assesseur“, “procureur“, “juge“et même parfois “avocat“. Le pathétique de tout procès consiste dans ce spectacle de la créature se débattant sans espoir dans cette mâchoire qui chaque jour, à mesure des débats, s’enfonce un peu plus dans sa chair. C’est ainsi que l’institution acquiert prise sur la vie. C’est ainsi que l’on “institue la vie“.
Nous ne reviendrons pas sur le cours même de l’audience, qui a été amplement traitée par d’autres media. Tout y relève de l’apax : un procès correctionnel de trois semaines, avec transport du tribunal sur les lieux du délit et citation à l’audience des enquêteurs anonymisés, filmés depuis un cagibi à claire-voie, la voix déformée façon Dark Vador ; les plus hauts magistrats de France convoqués à la barre, ainsi que quelques personnages politiques bien connus et d’anciens chefs des services secrets, mais qui tous se défileront ; un tribunal formé de quatre juges et non trois.
Aux arrestations hors normes de novembre 2008 aura succédé une folle instruction conduite par un juge tellement dément qu’on dût lui retirer l’affaire, puis l’acharnement d’un parquet qui, chose rarissime, fera appel de l’ordonnance de renvoi, et se pourvoira en cassation afin de maintenir à tout prix la qualification terroriste des faits. Une once de bon sens aurait permis – même dans une cervelle de parquetier – d’entrevoir qu’au-delà d’un fiasco assuré, on allait ainsi établir une sorte de record de l’absolu ridicule. Mais il semble que ce dossier ait la vertu de faire perdre la raison à quiconque s’en mêle. Il fallait donc, pour conclure, une audience qui soit à la mesure de tant de folie. Et elle le fut à plus d’un égard. Ce qui, au fond, menace le plus cette affaire et son audiencement, c’est d’entrer dans les annales comme un simple moment de délire judiciaire. Il revenait donc à vos humbles chroniqueurs d’IPNS de tenter d’en tirer quelques leçons pour la suite des événements.
1 – Le succès de la défense ne tient pas dans la relaxe des prévenus, qui appartient tout entière à la souveraineté du tribunal, mais dans le fait d’avoir fait échec à toute prise du dispositif judiciaire. La victoire réside dans le combat, non dans le verdict. En crucifiant le procureur, en prenant le tribunal de haut du côté de l’histoire du droit comme de la procédure pénale, en partant d’une connaissance du dossier égale à celle de la juge, en désertant le rôle de l’accusé pour adopter tantôt celui de l’enquêteur, tantôt celui du théologien, tantôt celui du comique, tantôt celui du logicien, en décidant eux-mêmes de l’opportunité de répondre aux questions ou carrément d’en poser, en récusant pas à pas la prise affective que les semaines d’audience finissent par avoir sur les prévenus, ceux-ci ont désarçonné la juge et ses mille petites techniques d’infantilisation. Ils se sont tenus hors de la sphère du jugement. Si bien qu’à la fin, le verdict n’aura pas proclamé leur innocence, mais l’impossibilité même de se prononcer au sujet de leur culpabilité. A l’opposé de tout bon sens chrétien, le maximum de risque à l’audience aura abouti au minimum de peine.
2 – Ce procès n’aura pas été celui de l’antiterrorisme, mais de sa prétention à la souveraineté, et de l’incompétence à quoi conduit, chez les agents de police, cette prétention. Le plus remarquable dans ce dossier n’était pas qu’il soit truffé de faux – faux procès de filature, faux témoignages, faux renseignements, fausses preuves matérielles, etc. -, mais que les faux y soient aussi grossiers. Le degré de fusion atteint, en matière antiterroriste, entre juges d’instruction, chambre de l’instruction, parquet et services enquêteurs, a manifestement fait perdre à ceux-ci tout souci du travail bien fait, du faux bien ficelé et même tout sens des réalités. On s’est si définitivement habitué à ce que tout passe que l’on ne s’embarrasse même plus de vraisemblance. Désaccoutumés à rendre des comptes, on aura ainsi vu des enquêteurs plomber méthodiquement leur enquête, des spécialistes de l’interrogatoire incapables de répondre aux questions de la juge, des parquetiers incapables de faire autre chose que de marquer des buts contre leur camp. Il semble qu’en matière antiterroriste comme ailleurs, la croyance qu’une bonne communication suffit à vendre n’importe quelle camelote se soit imposée, au détriment du plus élémentaire sérieux, même dans la triche. Dans cette affaire, le professionnalisme des policiers, incapables de constituer une preuve, aura dû s’incliner devant celui des saboteurs, capables de ne laisser aucune trace exploitable.
3 – Ce que les prévenus avaient à perdre, dans ce procès, n’était pas leur liberté, mais leur honneur. Toute la dignité de la défense aura consisté à ne jamais jouer la victime. Face à une procédure dont le caractère largement scandaleux était notoire, c’était une tentation logique de chercher à se présenter en victimes de l’antiterrorisme, du moins de ses “excès“. La posture de la victime est en effet emblématique de l’époque. Elle déclenche des torrents de compassion sirupeuse, et justifie aussi bien toutes les prétentions expansives de l’appareil policier. Le statut de victime s’assortit de nos jours de toutes sortes de prérogatives derrière lesquelles ce sont toujours celles de l’État qui s’avancent masquées. Entrer en accusateur dans ce procès pour se faire reconnaître comme la cible d’une terrible “erreur judiciaire“ était une possibilité pour les inculpés. Tout un pathos facile était à portée de main pour faire valoir leurs existences brisées, leur réputation saccagée, leur incarcération et tous les traumatismes liés à dix ans de procédure antiterroriste. De même, il eût été confortable de jouer à l’audience le martyre anarchiste de la “défense de rupture“, pour pouvoir figurer ensuite parmi les victimes de la justice. C’était là deux modalités symétriques d’un certain gauchisme judiciaire qui attend toujours de la justice qu’elle fasse son œuvre, dans un sens ou dans l’autre. En ferraillant avec acharnement, en attaquant agressivement, en s’adressant à l’institution comme si elle n’en était pas une, en n’en attendant rien, les inculpés en ont paradoxalement tout obtenu.
Au terme de trois semaines d’audience, on n’en sait pas plus qu’auparavant sur ce qui s’est passé ce soir de novembre 2008 en Seine-et-Marne. Le jugement prononcé se borne à sanctionner l’inconsistance des “preuves“ apportées par la police. La question de l’innocence ou de la culpabilité est devenue aussi négligeable que l’étaient les faits reprochés. Et pour finir, le parquet avoue tout en ne faisant pas appel.
Avec cette affaire, et face à ce mode de défense, la justice est semble-t-il tombée sur un os.
Zig et Puce