Là où l’humain intervient peu, ce sont des broussailles qui poussent, ronces et arbustes des sous-bois et des lisières. Vivaces, ardues, enchevêtrées, les broussailles sont pleines d’inconnu, de vies imprévisibles. Dans les broussailles, des pousses singulières s’appuient l’une sur l’autre, se mélangent et croissent. Les racines et les directions sont multiples...
Fondée en 2021 à Lagathe dans la commune de Saint-Martin-Château en Creuse, l’association La Broussaille propose des résidences d’artistes, des ateliers et des séjours d’immersion et de répit durant lesquels les résident·es se côtoient et interagissent, selon des modalités et des temporalités diverses. Les gestes artistiques de chacun·e, notamment des personnes en situation de fragilité, de difficulté psychique ou de handicap mental, y sont favorisés et accompagnés. Notre démarche est pluridisciplinaire, elle investit aussi bien le spectacle vivant (cirque, théâtre, chorale, musique, danse), les arts plastiques (peinture, modelage, sculpture, dessin) que les savoir-faire locaux (céramique, travail du bois, paysagisme). À La Broussaille se rencontrent et dialoguent différents acteurs du territoire, différentes pratiques, différents regards sur le monde, selon les principes de la psychothérapie institutionnelle dont l’association s’inspire. La thématique de la rencontre a nourri nos trois premières années d’existence et enrichi un ensemble de pratiques en mettant au coeur du projet l’ouverture sur les autres, la reconnaissance des singularités et la transformation mutuelle. La Broussaille ne propose pas de prestations que l’on recevrait passivement, c’est un lieu où chacun·e s’engage dans la réciprocité des échanges. Enrichi également un travail de recherche qui essaye de comprendre ce que ce lieu en émergence produit et ce contre quoi il bute, comment naît un geste artistique, comment favoriser une « ambiance » de rencontres, de liberté dans la création, de considération partagée.
Au cours de ce premier cycle de trois ans nous avons accueilli plus de 100 artistes pour des résidences ou des ateliers. Nous avons la conviction qu’autant les personnes en souffrance psychique et en situation de handicap que les artistes ont la faculté de régénérer notre perception du monde, de tisser de nouveaux liens entre la nature, la matière, le corps et la pensée. Aussi, à La Broussaille accueillons-nous celles et ceux qui désirent explorer, chercher en toute liberté comment dire, comment se dire, comment vivre, comment créer, avec qui, pour qui, pour quoi, celles et ceux qui ressentent ou ont ressenti les épines de la vie, les observent, tentent parfois de les oublier, parfois de les enlever et souvent de faire avec.
La Broussaille a été créée pour animer ce lieu singulier, réunissant artistes et personnes en situation de fragilité psychique ou de handicap mental. Les membres du conseil d’administration de l’association ont choisi le thème de la rencontre pour fil directeur à leurs premiers pas et pour analyser ces trois premières années d’existence. Occupés à mettre en œuvre le projet, ils devaient définir les premiers contours de son identité, impulser l’élan nécessaire pour rencontrer des partenaires, des institutions, un public : en s’enracinant dans son territoire, l’association devenait un acteur parmi d’autres qu’elle allait rencontrer.
Rencontrer invite à sortir de soi, dans la réciprocité d’échanges marqués par l’imprévisibilité et le risque sans lesquels il n’y a pas de rencontre. Accueillir demande de se confronter à l’altérité avec respect et attention. Cette attitude s’est révélée d’autant plus exigeante que La Broussaille, en tant que personne collective, était elle-même – en son sein – à l’écoute de la diversité de ses membres fondateurs. Fallait-il faire coïncider leurs envies ? La rencontre présupposait au contraire qu’il faudrait examiner les différences, s’enrichir mutuellement de ce que qu’elles avaient à s’apporter pour construire une solide cohérence. Pendant trois ans, nous avons expérimenté des gestes « en humanité ».
Ce fut, lors d’une exposition, la fierté silencieuse d’un artiste montrant son travail ; au sortir d’un atelier, la dignité radieuse de jeunes trop souvent stigmatisés au fer du handicap ; au coin d’un feu de veillée, la complicité d’un artiste et d’un taiseux ; sur scène, le lien entre une femme et son public partageant les creux et les bosses de sa souffrance ; le rire d’une goguette… Mais parfois aussi des rencontres décevantes ou difficiles, nous rappelant que « le réel, c’est quand on se cogne » selon le mot de Jacques Lacan.
La Broussaille ne veut promouvoir ni consensus ni conflit. Les rencontres qu’elle a vécues se sont révélées des occasions rares de créer du « dissensus fécond » (mot cher au philosophe Patrick Viveret) ou de « rouvrir des possibles », selon le concept de la « décoïncidence » que François Jullien, philosophe lui aussi, est venu partager avec les adhérents de l’association. Autant d’espaces, d’interstices, de moments suspendus, autant de rencontres qui ont interrogé, dérangé, troublé, bouleversé, remis en cause chacun des membres de l’association, personnellement et collectivement. Mais aussi ses partenaires associatifs, les tutelles institutionnelles, le territoire où s’est enraciné le projet, la société dans sa globalité. Il est question de justesse, de bien-fondé, de rectitude et de finesse dans la lucidité et dans un climat où l’accueil et la bienveillance s’imposent comme principes intangibles.
La rencontre, projet entre les personnes ou les groupes, projet de société, crée chaque fois de la vie sous forme de « trucs » poétiques ou politiques, gratifiants ou dérangeants, fugaces ou inoubliables. Elle ravive le meilleur en soi et le bien-être ensemble, fait naître ou renouvelle la citoyenneté dans le corps social et notre capacité à contribuer à la vie collective. Tel est l’enjeu essentiel de l’association La Broussaille aux prises avec un réel souvent brutal et injuste, qu’elle participe – avec humilité et détermination – à changer.
François Hannoyer, ancien président, et Isabelle Frandon, présidente