IPNS - A la demande du Centre national d'art et du paysage de Vassivière, vous avez mené en 2002 une analyse du paysage de Vassivière que vous avez poursuivie jusqu'à aujourd'hui. Vous vous êtes donc promené autour du lac, vous avez pris des notes, photographié des paysages, parlé avec des habitants. Qu'est-ce qui vous a Je plus frappé, Je plus intéressé ? Quelle a été votre "première impression" à Vassivière ?
Gilles Clément : Pour quelqu'un qui pénètre pour la première fois sur le site de Vassivière ce qui frappe d'abord c'est la lumière soudaine au milieu d'un paysage sombre. A cela s'ajoute le sentiment étrange et pourtant bien réel d'un lac "perché", surtout si on accède aux rives par la route de Peyrat le Château. Ensuite viennent d'autres impressions : l'ampleur du site, sa complication, le linéaire tourmenté des rives ouvrant sur des perspectives toujours nouvelles, le contraste entre la nature imposante souvent réglée par la rigueur des forêts et la fragilité ou la maladresse des constructions de l 'homme. Enfin dans cette rudesse on distingue des paysages fins et divers presque toujours liés à l'eau pour lesquels il faut aller à pied, changer d'échelle.
IPNS - Vous venez de publier un petit ouvrage intitulé "Manifeste du Tiers paysage" dont la matière vous a justement été suggérée par l'observation du pays de Vassivière. Comment Je fait de regarder Vassivière vous a-t-il conduit à inventer cette notion de Tiers Paysage ? Et comment la définissez-vous ?
G.C. A Vassivière, plus qu'en n'importe quel autre endroit du limousin le partage du paysage en deux grandes catégories semblant couvrir tout le territoire m'a paru adapté à une analyse que tout le monde peut comprendre avec des mots simples. Ombre pour les forêts, lumière pour les prairies et les miroirs d'eau. Ces deux catégories répondent à un aménagement du territoire pour partie ancestral, pour partie récent, mais toujours à la charge de l'ingénieur : agronome, forestier, hydraulicien. Espaces maîtrisés.
Comme partout le paysage ne peut se réduire au seul espace maîtrisé. li existe des espaces dont l'homme ne s'occupe pas, des bribes non exploitables dans lesquels on range habituellement les friches et autres délaissés issus de l'activité humaine. A Vassivière il faut ajouter à cela, les landes et les tourbières, les ripisylves (végétation arborée, spontanée des rives le long des cours d'eau) et les bords de routes. J'ai nommé Tiers Paysage cet ensemble (ou troisième paysage, venant dans l'analyse après celui de l'ombre et celui de la lumière). Le point commun à cet ensemble est la diversité. Chassée des territoires d'exploitation la diversité se réfugie dans l'ensemble morcelé du Tiers Paysage. Considéré ainsi le Tiers Paysage devient le territoire du futur, lieu des rencontres et de l'invention biologiques.
IPNS - le Tiers Paysage comme lieu de la diversité biologique ?
G.C. Il faut regarder la diversité comme la garantie d'un futur pour l'humanité. D'où l'importance du Tiers Paysage. Voici un exemple simple pris sur un fragment de paysage à Vassivière. Nous avons comptabilisé le nombre d'espèces végétales présentes sur des espaces plus ou moins gérés. Sur un espace non géré nous en avons comptées 22 dans un champ non traité ce nombre tombe à 16. Dans un champ traité il est de 5, parfois seulement de une !
IPNS - Le Tiers Paysage serait aussi Je lieu de la résistance, par exemple à ce que vous appelez la "PAC attitude".
G.C. En soi, le Tiers Paysage ne peut être considéré comme un lieu de résistance, la nature n'ayant pas d'intention ou de jugement sur le projet humain. Mais il constitue un lieu privilégié de la résistance face au tout-aménagement pour peu que le politique (le gestionnaire) ait conscience de son importance dans le jeu de l'occupation des sols par les exploitants et les habitants.
IPNS - Vous dîtes que le délaissé constitue par excellence le territoire du brassage planétaire. Vous pouvez nous expliquer cela ?
G.C. On appelle délaissés des espaces ayant eu, à un certain moment, un usage maîtrisé de leur surface. Dés leur abandon les délaissés sont colonisés par des végétaux et des animaux que l'on dit pionniers. Parmi les pionniers il existe un nombre très important d'espèces colonisatrices venues souvent de loin qui se partagent les sols ouverts avec les espèces indigènes. li est fréquent de voir ces exotiques gagner du terrain car elles ne rencontrent pas en terre nouvelle leurs régulateurs de croissance habituels (parasites, prédateurs etc.). Par ailleurs, tout aménagement génère un délaissé et tout délaissé est une terre d'accueil aux exotiques. Le nombre d'espèces d'origine lointaine est directement lié à la fréquence et au nombre des aménagements.
IPNS - En terme environnemental le Tiers Paysage serait l'équivalent des métissages culturels ou humains que génèrent plus ou moins les phénomènes de mondialisation ?
G.C. Il existe une relation évidente entre le métissage humain (culturel, biologique) et le métissage de tous les autres êtres dans la nature. La mécanique du "brassage planétaire" fonctionne pour tous les représentants du monde vivant. La notion de Tiers Paysage peut donc s'appliquer aux territoires animés par les seuls humains, les banlieues par exemple. Cependant ma réflexion est celle d'un paysagiste. Je l'ai conduite sans chercher à établir de parallèle entre la nature et l'homme. Pour moi, du reste, il n'existe pas de distinction acceptable, capable de résister à l'analyse, entre l'un et l'autre. Au mieux je vois l'homme immergé dans un ensemble appelé nature.
IPNS - Vous écrivez dans le manifeste du Tiers Paysage : "L'anthropisation planétaire toujours croissante entraîne fa création de délaissés toujours plus nombreux ( .. .) La planète, en cet état, peut-être assimilée à un immense délaissé". Le Tiers Paysage serait donc l'avenir de la planète ?
G.C. Le Tiers Paysage n'est pas l'avenir obligé de la planète mais il est certain que l'activité croissante des hommes, l'augmentation du nombre de terriens "secondarisent" des surfaces toujours plus grandes du territoire. Les espaces primaires tendent à disparaître. Les isolats géographiques diminuent en nombre, les endémismes diminuent en conséquence. La logique voudrait que les nationalismes diminuent également au fur et à mesure qu'augmente le sentiment d'appartenance planétaire au détriment d'un sentiment d'appartenance locale. Il est probable que l'histoire évoluera dans ce sens mais les blocages mentaux, spécifiques à l'espèce humaine, peuvent freiner et modifier considérablement les processus apparemment évidents de l'évolution.
IPNS - Le Tiers Paysage pourrait avoir deux évolutions possibles selon vous. Soit, il devient un "territoire refuge", soit le "lieu de l'invention possible". Que sont les situations passives ou actives qui mèneraient dans l'une ou l'autre de ces directions ?
G.C. Le Tiers Paysage correspond toujours à une situation de refuge. En principe la non-intervention est l'attitude souhaitable puisqu'elle permet le maintien souhaité de la diversité. Cependant, sous nos climats, la diversité des territoires ouverts demeure supérieure à celle des territoires fermés. Le nombre des espèces est plus grand dans une prairie que dans un bois (sous les tropiques c'est l'inverse, la diversité des ligneux est supérieure à celle des herbacées). Dans le cas des délaissés à évolution très lente (les tourbières par exemple), il n'y a pas lieu, à priori, d'intervenir pour maintenir l'ouverture du milieu et, par conséquent, maintenir sa haute et rare diversité (il existe des exceptions dont nous parlons dans la Charte paysagère de Vassivière). Dans le cas de délaissés à évolution rapide (les landes par exemple) il peut y avoir intérêt à intervenir en vue de recycler le paysage en voie de fermeture sur un stade de jeunesse qui présente de plus nombreuses et de plus rares espèces. Ce genre de recyclage dans le temps se traduit généralement par des interventions spectaculaires mais simples et peu coûteuses.
IPNS - Je fais le parallèle entre ce que vous dîtes du Tiers Paysage, et des espaces ruraux comme le plateau de Millevaches ou le pays de Vassivière. Ils peuvent eux aussi, dans leur totalité, être des lieux refuges (réserves, parcs, espaces de loisirs) ou des lieux d'inventions (sociabilités nouvelles, régions métissées par ses populations et ses activités, etc.). Qu'en pensez-vous?
G.C. Une région comme le Plateau de Millevaches ne doit pas faire l'objet d'un choix politique exclusif. Il y a toutes les raisons de réfléchir à la meilleure manière de conserver certains lieux en état de fonctionnement naturel (tourbières par exemple) et cela correspond à une situation relativement passive. Mais il y a aussi toutes les raisons de favoriser les situations dynamiques issues du brassage planétaire à la condition que ces mesures viennent augmenter les richesses spécifiques et comportementales (culturelles) et. on les mettre en péril. D'où l'importance d'une connaissance approfondie des milieux naturels d'un!! part et l'importance des expériences de société d'autre part.
IPNS - Vous préconisez "d'élever l'indécision à hauteur politique " et plus loin de "hisser l'improductivité à hauteur politique". C'est à dire de laisser des espaces de Tiers Paysage, "fragments indécidés du jardin planétaire", non comme un bien patrimonial (à gérer, à exploiter, a valoriser, etc.) mais comme "un espace commun du futur ". De ce point de vue vous prônez même une "pratique consentie du non aménagement"... Vous pouvez justifier cette optique qui va à l'encontre de toutes les approches passées et présentes qui ont été développées sur Vassivière.
G.C. Vassivière, contrairement à d'autres régions du Massif Central, constitue un ensemble agro-pastoral très maîtrisé. Les espaces non exploités sont rares. Les délaissés apparaissent de façon sporadique. Néanmoins leur dispositif dans l'espace, par le biais des bords de route et de tous les linéaments assimilables (corridors biologiques), mis en réseau, constitue un bon continuum biologique. Il est important de ne pas aménager ces lieux qui, en plus de constituer un ensemble riche en diversité, qualifient le paysage de façon originale. C'est évidemment d'abord cette qualité qui est perceptible avant la richesse qui s'y trouve. Le public ne s'y trompe pas, qui vient attiré par le lac mais aussi - et cela va aller en augmentant - par la variété des paysages rencontrés en arrière pays. Condamner une tourbière pour en faire un terrain de football, une décharge publique ou un dépotoir à gravas issus d'un inutile rond-point constituent autant d'erreurs irréparables et coûteuses venant dangereusement grever le potentiel attractif du site.
IPNS - Vous imagineriez quoi pour Vassivière ?
G.C. Pour moi Vassivière pourrait être l'occasion d'expérimenter, pour la première fois en France, les orientations issues du Jardin Planétaire. Nous avons déjà eu la possibilité de développer le sujet autour du Lac Taï, prés de Shanghaï en Chine (sujet de développement touristique, problèmes écologiques et économiques) mais, en dépit d'une grande fébrilité d'aménagement, la phase opérationnelle n'a pas encore été engagée. A Vassivière il serait possible de vérifier comment "faire le plus possible avec, le moins possible contre" tout en attirant un tourisme plus nombreux et plus exigeant. Les études que nous menons actuellement pour la charte paysagère vont dans ce sens. Elles partent d'un constat de site qui positionne très haut la qualité du paysage et en font l'argument principal de l'attrait touristique à travers le terme de "Jardins". Ces jardins disposés autour du lac et en profondeur par rapport à celui-ci sont des éléments de nature et d'artifice, liant les rives aux bourgs éloignés, associant la population en visite à la population active et résidente. Sans se positionner contre l'étude d'aménagement touristique préalablement menée du cabinet Détente (voir IPNS n°8) la charte fait apparaître de nombreuses incompatibilités entre le choix d'un aménagement organisé pour la très courte période de l'été limousin et un aménagement "durable" imaginé pour un usage tout au long de l'année.
IPNS - Dans cette optique comment pensez-vous qu'il soit possible à la fois de consentir au "non-aménagement" et à la fois d'agir sur un territoire ?
G.C. il est toujours possible à la fois d'agir sur le territoire et de consentir au non-aménagement. Le non-aménagement ne concerne pas toutes les surfaces du territoire mais seulement quelques-unes. Concernant Vassivière nous proposons que les surfaces d'accueil viennent en densification des bourgs actuels et non en surimposition d'un paysage vierge. Quoiqu'il en soit cela suppose une action qui correspond quand même à de l'aménagement.
IPNS - En somme vous réécrivez la formule fameuse en : "penser global, jardiner local" ?
G.C. "Penser globalement, agir localement" constitue la base philosophique sur laquelle s'appuie tous ceux qui réfléchissent aujourd'hui à une évolution responsable de l'espèce humaine sur cette planète. C'est une formule heureuse qui résume à elle seule la nécessité de revisiter le concept actuel de mondialisation en l'adaptant aux conditions réelles de la vie des hommes et des êtres concernés.
IPNS - En vous écoutant, on perçoit très clairement une vision "écologiste" du monde - vous citez du reste René Dumont comme une des personnes qui ont compté pour vous. Quelle est aujourd'hui votre regard sur les divers avatars politique de l'écologie ? Pensez-vous qu'il y a des choses positives à en attendre ? Si non, quels chemins pensez-vous préférables d'emprunter ?
G.C. En France l'écologie n'est pas considérée comme une affaire sérieuse. Elle continue d'être perçue par nos dirigeants comme un amusement d'irréductibles poètes et d'inutiles marginaux qui n'ont pas admis que l'avenir passait par la marchandisation de toute chose. S'il en était autrement l'écologie ne serait pas reléguée à un ministère sans moyens, confiée à des ministres que l'on empêche d'agir (quand on ne les choisit pas incompétents). Elle serait, au contraire, partagée par l'ensemble des ministères et donnerait lieu - ce que tout le monde attend aujourd'hui - à un véritable projet politique. Tourbières : évolution lente De l'écologie tout peut venir. A partir du moment où ses partisans cessent de se positionner "contre" et décident d'agir "pour". L'écologie ne manque pas de spécialistes et d'esprits critiques, elle manque de projet alternatif et de volonté politique. Plus encore de volonté que de projets car il existe dans les cartons nombre d'études susceptibles d'alimenter une intelligente politique écologique. Par ailleurs il existe un important réseau alter-mondialiste qui offre, à première vue, de très nombreuses passerelles avec la pensée écologiste (les théories économiques d'ATTAC forment une assise possible à un projet politique écologique). A l'expression "gestion écologique du territoire" je préfère "Jardin Planétaire". Le mot jardin contient des espaces dans lesquels s'inscrit l'écologie - elle détermine sa durée et sa qualité dans le temps - mais il contient aussi les rêves et les inventions de l'homme. Je le qualifiais de projet politique d'écologie humaniste, bien avant que certain dirigeant s'empare du terme, et j'ajoute, pour ceux qui y travaillent en groupe ou seul en plongeant les mains dans la terre : territoire mental d'espérance.