La présidente Salomé Sourabichvili, élue en 2018 avec le soutien du Rêve Géorgien, est une ancienne diplomate française, acquise a la cause de l’intégration européenne. Son élection représente bien la stratégie de ménagement des intérêts européens et russe qui prévalait avant 2022, et son opposition a ces lois souligne le changement de trajectoire du parti.
Sur la rive est de la Mer Noire, la Géorgie est séparée de la Russie au nord par le grand Caucase et de la Turquie au sud par le petit Caucase. La position de la Géorgie entre les bloc impériaux russe et atlantistes fait de ce petit pays un territoire convoité : pour le passage de gazoducs et d’oléoducs contournant la Russie au profit de l’Europe, pour le projet chinois des nouvelles routes de la soie1, etc. Entre ces différents impérialismes, l’État géorgien occupe une position de funambule, acceptant aussi bien les capitaux chinois que les instructeurs militaires de l’Otan. En Août 2008, les tensions avec la Russie, qui occupe 20 % du territoire géorgien, culminent dans une guerre où la Géorgie est défaite en deux semaines, confortant l’influence russe sur le pays.L’indépendance de l’URSS en 1989 sur des bases nationalistes strictes provoque le soulèvement de deux régions à forte minorité russe, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud. Soutenues par l’armée russe, ces deux régions déclarent leur indépendance et le sont toujours aujourd’hui. La guerre civile qui en résulte ainsi que les luttes de pouvoir entre ex-opposants politiques et ex-membres du parti communiste géorgien se terminent en 1994 avec l’accession à la présidence de Chevarnadze, un ex-dirigeant soviétique. Apparaissent alors les traits qui caractérisent toujours l’État géorgien moderne : une corruption endémique, des élections dont la sincérité est souvent remise en cause, ainsi qu’un État autoritaire qui réprime violemment les mouvements sociaux.
L’État géorgien a raison de se méfier de sa population : en 2003, les fraudes de l’élection présidentielle conduisent à un large mouvement social qui chasse Chevarnadze du pouvoir. En 2012, c’est à la suite de révélations de tortures dans les prisons que son successeur Saakachvili perd les législatives et est contraint de s’exiler en Ukraine2. Le parti qui prend sa suite, le Rêve Géorgien, qui rêve avant tout d’un développement à marche forcée du pays, se voit mis en échec sur des grands projets d’infrastructures comme la tentative de construction du barrage de Namakhvani, au terme de 18 mois de luttes intenses en 2019. L’indépendance et la résistance à l’autoritarisme, plus que tout autre motif, embrasent la Géorgie. La situation présente ne fait pas exception.L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 marque un tournant : d’une position équilibriste entre l’est et l’ouest, le Rêve Géorgien s’aligne directement sur les intérêts russes. Au printemps, deux lois calquées sur des lois russes sont votées : la première vise à forcer toute association recevant plus de 20 % de ses financements hors du pays à s’enregistrer comme « agent de l’étranger », la seconde interdit toute « promotion de l’homosexualité » dans l’espace public3. Ces deux lois, passées en force malgré un véto présidentiel4, provoquent un premier mouvement social : le pouvoir passe outre, avec force arrestations arbitraires et tabassages par des nervis du parti aux abords des manifestations. Mais ce sont les nombreux collectifs militants formés à cette occasion qui engagent à nouveau le bras de fer avec le pouvoir lorsque les résultats frauduleux des élections d’octobre dernier sont annoncés. Le mouvement part de Tbilissi, la capitale, et embrase rapidement toutes les grandes villes du pays, la libération des prisonniers s’ajoutant aux revendications. Les manifestations, toujours en cours après près de 4 mois, ne semblent pas désemplir. Ni pro-russe, ni pro-Europe, le mouvement social géorgien fait partie de ces révoltes qui nous forcent à reconsidérer l’internationalisme, non pas dans une logique de blocs qui s’affrontent, mais depuis les aspirations populaires qui se fabriquent par le bas.