IPNS - A la demande du Centre national d'art et du paysage de Vassivière, vous avez mené en 2002 une analyse du paysage de Vassivière que vous avez poursuivie jusqu'à aujourd'hui. Vous vous êtes donc promené autour du lac, vous avez pris des notes, photographié des paysages, parlé avec des habitants. Qu'est-ce qui vous a Je plus frappé, Je plus intéressé ? Quelle a été votre "première impression" à Vassivière ?
Gilles Clément : Pour quelqu'un qui pénètre pour la première fois sur le site de Vassivière ce qui frappe d'abord c'est la lumière soudaine au milieu d'un paysage sombre. A cela s'ajoute le sentiment étrange et pourtant bien réel d'un lac "perché", surtout si on accède aux rives par la route de Peyrat le Château. Ensuite viennent d'autres impressions : l'ampleur du site, sa complication, le linéaire tourmenté des rives ouvrant sur des perspectives toujours nouvelles, le contraste entre la nature imposante souvent réglée par la rigueur des forêts et la fragilité ou la maladresse des constructions de l 'homme. Enfin dans cette rudesse on distingue des paysages fins et divers presque toujours liés à l'eau pour lesquels il faut aller à pied, changer d'échelle.
IPNS - Vous venez de publier un petit ouvrage intitulé "Manifeste du Tiers paysage" dont la matière vous a justement été suggérée par l'observation du pays de Vassivière. Comment Je fait de regarder Vassivière vous a-t-il conduit à inventer cette notion de Tiers Paysage ? Et comment la définissez-vous ?
G.C. A Vassivière, plus qu'en n'importe quel autre endroit du limousin le partage du paysage en deux grandes catégories semblant couvrir tout le territoire m'a paru adapté à une analyse que tout le monde peut comprendre avec des mots simples. Ombre pour les forêts, lumière pour les prairies et les miroirs d'eau. Ces deux catégories répondent à un aménagement du territoire pour partie ancestral, pour partie récent, mais toujours à la charge de l'ingénieur : agronome, forestier, hydraulicien. Espaces maîtrisés.
Comme partout le paysage ne peut se réduire au seul espace maîtrisé. li existe des espaces dont l'homme ne s'occupe pas, des bribes non exploitables dans lesquels on range habituellement les friches et autres délaissés issus de l'activité humaine. A Vassivière il faut ajouter à cela, les landes et les tourbières, les ripisylves (végétation arborée, spontanée des rives le long des cours d'eau) et les bords de routes. J'ai nommé Tiers Paysage cet ensemble (ou troisième paysage, venant dans l'analyse après celui de l'ombre et celui de la lumière). Le point commun à cet ensemble est la diversité. Chassée des territoires d'exploitation la diversité se réfugie dans l'ensemble morcelé du Tiers Paysage. Considéré ainsi le Tiers Paysage devient le territoire du futur, lieu des rencontres et de l'invention biologiques.
IPNS - le Tiers Paysage comme lieu de la diversité biologique ?
G.C. Il faut regarder la diversité comme la garantie d'un futur pour l'humanité. D'où l'importance du Tiers Paysage. Voici un exemple simple pris sur un fragment de paysage à Vassivière. Nous avons comptabilisé le nombre d'espèces végétales présentes sur des espaces plus ou moins gérés. Sur un espace non géré nous en avons comptées 22 dans un champ non traité ce nombre tombe à 16. Dans un champ traité il est de 5, parfois seulement de une !
IPNS - Le Tiers Paysage serait aussi Je lieu de la résistance, par exemple à ce que vous appelez la "PAC attitude".
G.C. En soi, le Tiers Paysage ne peut être considéré comme un lieu de résistance, la nature n'ayant pas d'intention ou de jugement sur le projet humain. Mais il constitue un lieu privilégié de la résistance face au tout-aménagement pour peu que le politique (le gestionnaire) ait conscience de son importance dans le jeu de l'occupation des sols par les exploitants et les habitants.
IPNS - Vous dîtes que le délaissé constitue par excellence le territoire du brassage planétaire. Vous pouvez nous expliquer cela ?
G.C. On appelle délaissés des espaces ayant eu, à un certain moment, un usage maîtrisé de leur surface. Dés leur abandon les délaissés sont colonisés par des végétaux et des animaux que l'on dit pionniers. Parmi les pionniers il existe un nombre très important d'espèces colonisatrices venues souvent de loin qui se partagent les sols ouverts avec les espèces indigènes. li est fréquent de voir ces exotiques gagner du terrain car elles ne rencontrent pas en terre nouvelle leurs régulateurs de croissance habituels (parasites, prédateurs etc.). Par ailleurs, tout aménagement génère un délaissé et tout délaissé est une terre d'accueil aux exotiques. Le nombre d'espèces d'origine lointaine est directement lié à la fréquence et au nombre des aménagements.
IPNS - En terme environnemental le Tiers Paysage serait l'équivalent des métissages culturels ou humains que génèrent plus ou moins les phénomènes de mondialisation ?
G.C. Il existe une relation évidente entre le métissage humain (culturel, biologique) et le métissage de tous les autres êtres dans la nature. La mécanique du "brassage planétaire" fonctionne pour tous les représentants du monde vivant. La notion de Tiers Paysage peut donc s'appliquer aux territoires animés par les seuls humains, les banlieues par exemple. Cependant ma réflexion est celle d'un paysagiste. Je l'ai conduite sans chercher à établir de parallèle entre la nature et l'homme. Pour moi, du reste, il n'existe pas de distinction acceptable, capable de résister à l'analyse, entre l'un et l'autre. Au mieux je vois l'homme immergé dans un ensemble appelé nature.
IPNS - Vous écrivez dans le manifeste du Tiers Paysage : "L'anthropisation planétaire toujours croissante entraîne fa création de délaissés toujours plus nombreux ( .. .) La planète, en cet état, peut-être assimilée à un immense délaissé". Le Tiers Paysage serait donc l'avenir de la planète ?
G.C. Le Tiers Paysage n'est pas l'avenir obligé de la planète mais il est certain que l'activité croissante des hommes, l'augmentation du nombre de terriens "secondarisent" des surfaces toujours plus grandes du territoire. Les espaces primaires tendent à disparaître. Les isolats géographiques diminuent en nombre, les endémismes diminuent en conséquence. La logique voudrait que les nationalismes diminuent également au fur et à mesure qu'augmente le sentiment d'appartenance planétaire au détriment d'un sentiment d'appartenance locale. Il est probable que l'histoire évoluera dans ce sens mais les blocages mentaux, spécifiques à l'espèce humaine, peuvent freiner et modifier considérablement les processus apparemment évidents de l'évolution.
IPNS - Le Tiers Paysage pourrait avoir deux évolutions possibles selon vous. Soit, il devient un "territoire refuge", soit le "lieu de l'invention possible". Que sont les situations passives ou actives qui mèneraient dans l'une ou l'autre de ces directions ?
G.C. Le Tiers Paysage correspond toujours à une situation de refuge. En principe la non-intervention est l'attitude souhaitable puisqu'elle permet le maintien souhaité de la diversité. Cependant, sous nos climats, la diversité des territoires ouverts demeure supérieure à celle des territoires fermés. Le nombre des espèces est plus grand dans une prairie que dans un bois (sous les tropiques c'est l'inverse, la diversité des ligneux est supérieure à celle des herbacées). Dans le cas des délaissés à évolution très lente (les tourbières par exemple), il n'y a pas lieu, à priori, d'intervenir pour maintenir l'ouverture du milieu et, par conséquent, maintenir sa haute et rare diversité (il existe des exceptions dont nous parlons dans la Charte paysagère de Vassivière). Dans le cas de délaissés à évolution rapide (les landes par exemple) il peut y avoir intérêt à intervenir en vue de recycler le paysage en voie de fermeture sur un stade de jeunesse qui présente de plus nombreuses et de plus rares espèces. Ce genre de recyclage dans le temps se traduit généralement par des interventions spectaculaires mais simples et peu coûteuses.
IPNS - Je fais le parallèle entre ce que vous dîtes du Tiers Paysage, et des espaces ruraux comme le plateau de Millevaches ou le pays de Vassivière. Ils peuvent eux aussi, dans leur totalité, être des lieux refuges (réserves, parcs, espaces de loisirs) ou des lieux d'inventions (sociabilités nouvelles, régions métissées par ses populations et ses activités, etc.). Qu'en pensez-vous?
G.C. Une région comme le Plateau de Millevaches ne doit pas faire l'objet d'un choix politique exclusif. Il y a toutes les raisons de réfléchir à la meilleure manière de conserver certains lieux en état de fonctionnement naturel (tourbières par exemple) et cela correspond à une situation relativement passive. Mais il y a aussi toutes les raisons de favoriser les situations dynamiques issues du brassage planétaire à la condition que ces mesures viennent augmenter les richesses spécifiques et comportementales (culturelles) et. on les mettre en péril. D'où l'importance d'une connaissance approfondie des milieux naturels d'un!! part et l'importance des expériences de société d'autre part.
IPNS - Vous préconisez "d'élever l'indécision à hauteur politique " et plus loin de "hisser l'improductivité à hauteur politique". C'est à dire de laisser des espaces de Tiers Paysage, "fragments indécidés du jardin planétaire", non comme un bien patrimonial (à gérer, à exploiter, a valoriser, etc.) mais comme "un espace commun du futur ". De ce point de vue vous prônez même une "pratique consentie du non aménagement"... Vous pouvez justifier cette optique qui va à l'encontre de toutes les approches passées et présentes qui ont été développées sur Vassivière.
G.C. Vassivière, contrairement à d'autres régions du Massif Central, constitue un ensemble agro-pastoral très maîtrisé. Les espaces non exploités sont rares. Les délaissés apparaissent de façon sporadique. Néanmoins leur dispositif dans l'espace, par le biais des bords de route et de tous les linéaments assimilables (corridors biologiques), mis en réseau, constitue un bon continuum biologique. Il est important de ne pas aménager ces lieux qui, en plus de constituer un ensemble riche en diversité, qualifient le paysage de façon originale. C'est évidemment d'abord cette qualité qui est perceptible avant la richesse qui s'y trouve. Le public ne s'y trompe pas, qui vient attiré par le lac mais aussi - et cela va aller en augmentant - par la variété des paysages rencontrés en arrière pays. Condamner une tourbière pour en faire un terrain de football, une décharge publique ou un dépotoir à gravas issus d'un inutile rond-point constituent autant d'erreurs irréparables et coûteuses venant dangereusement grever le potentiel attractif du site.
IPNS - Vous imagineriez quoi pour Vassivière ?
G.C. Pour moi Vassivière pourrait être l'occasion d'expérimenter, pour la première fois en France, les orientations issues du Jardin Planétaire. Nous avons déjà eu la possibilité de développer le sujet autour du Lac Taï, prés de Shanghaï en Chine (sujet de développement touristique, problèmes écologiques et économiques) mais, en dépit d'une grande fébrilité d'aménagement, la phase opérationnelle n'a pas encore été engagée. A Vassivière il serait possible de vérifier comment "faire le plus possible avec, le moins possible contre" tout en attirant un tourisme plus nombreux et plus exigeant. Les études que nous menons actuellement pour la charte paysagère vont dans ce sens. Elles partent d'un constat de site qui positionne très haut la qualité du paysage et en font l'argument principal de l'attrait touristique à travers le terme de "Jardins". Ces jardins disposés autour du lac et en profondeur par rapport à celui-ci sont des éléments de nature et d'artifice, liant les rives aux bourgs éloignés, associant la population en visite à la population active et résidente. Sans se positionner contre l'étude d'aménagement touristique préalablement menée du cabinet Détente (voir IPNS n°8) la charte fait apparaître de nombreuses incompatibilités entre le choix d'un aménagement organisé pour la très courte période de l'été limousin et un aménagement "durable" imaginé pour un usage tout au long de l'année.
IPNS - Dans cette optique comment pensez-vous qu'il soit possible à la fois de consentir au "non-aménagement" et à la fois d'agir sur un territoire ?
G.C. il est toujours possible à la fois d'agir sur le territoire et de consentir au non-aménagement. Le non-aménagement ne concerne pas toutes les surfaces du territoire mais seulement quelques-unes. Concernant Vassivière nous proposons que les surfaces d'accueil viennent en densification des bourgs actuels et non en surimposition d'un paysage vierge. Quoiqu'il en soit cela suppose une action qui correspond quand même à de l'aménagement.
IPNS - En somme vous réécrivez la formule fameuse en : "penser global, jardiner local" ?
G.C. "Penser globalement, agir localement" constitue la base philosophique sur laquelle s'appuie tous ceux qui réfléchissent aujourd'hui à une évolution responsable de l'espèce humaine sur cette planète. C'est une formule heureuse qui résume à elle seule la nécessité de revisiter le concept actuel de mondialisation en l'adaptant aux conditions réelles de la vie des hommes et des êtres concernés.
IPNS - En vous écoutant, on perçoit très clairement une vision "écologiste" du monde - vous citez du reste René Dumont comme une des personnes qui ont compté pour vous. Quelle est aujourd'hui votre regard sur les divers avatars politique de l'écologie ? Pensez-vous qu'il y a des choses positives à en attendre ? Si non, quels chemins pensez-vous préférables d'emprunter ?
G.C. En France l'écologie n'est pas considérée comme une affaire sérieuse. Elle continue d'être perçue par nos dirigeants comme un amusement d'irréductibles poètes et d'inutiles marginaux qui n'ont pas admis que l'avenir passait par la marchandisation de toute chose. S'il en était autrement l'écologie ne serait pas reléguée à un ministère sans moyens, confiée à des ministres que l'on empêche d'agir (quand on ne les choisit pas incompétents). Elle serait, au contraire, partagée par l'ensemble des ministères et donnerait lieu - ce que tout le monde attend aujourd'hui - à un véritable projet politique. Tourbières : évolution lente De l'écologie tout peut venir. A partir du moment où ses partisans cessent de se positionner "contre" et décident d'agir "pour". L'écologie ne manque pas de spécialistes et d'esprits critiques, elle manque de projet alternatif et de volonté politique. Plus encore de volonté que de projets car il existe dans les cartons nombre d'études susceptibles d'alimenter une intelligente politique écologique. Par ailleurs il existe un important réseau alter-mondialiste qui offre, à première vue, de très nombreuses passerelles avec la pensée écologiste (les théories économiques d'ATTAC forment une assise possible à un projet politique écologique). A l'expression "gestion écologique du territoire" je préfère "Jardin Planétaire". Le mot jardin contient des espaces dans lesquels s'inscrit l'écologie - elle détermine sa durée et sa qualité dans le temps - mais il contient aussi les rêves et les inventions de l'homme. Je le qualifiais de projet politique d'écologie humaniste, bien avant que certain dirigeant s'empare du terme, et j'ajoute, pour ceux qui y travaillent en groupe ou seul en plongeant les mains dans la terre : territoire mental d'espérance.
Roger Vulliez photographe limougeaud enseigne la photographie à l’école des beaux arts de Limoges. Il a réalisé par ailleurs différentes séries de photographies, dont en 1988 une sur les bords de Vienne. Il est retourné cet été sur quatre lieux du plateau qu'il avait photographiés il y a 17 ans. Dans le même cadre, à la même distance, il les a re-photographiés sans savoir à l'avance ce qu'ils seraient devenus, comment ils auraient évolué. Voici le résultat de cette promenade photographique à presque 20 ans de distance.
IPNS : A la fin des années 80 vous avez entrepris un travail consistant à photographier les bords de Vienne de sa source jusqu'à sa sortie du Limousin à Saillat. Comment s'est déclenché ce projet ?
Roger Vulliez : C'est avec l'envie d'un nouveau projet, la certitude de rester en Limousin, et l'idée de m'approcher des productions de photographes californiens tels que Edward Weston ou Ansel Adams que je décidais de m'équiper en conséquence et trouvais l'idée de suivre un axe naturel : la vallée de la Vienne.
IPNS : Vous dédiez le livre qui est issu de ce travail (Bords de Vienne publié en 1990 aux éditions Souny) à un photographe américain : Edward Weston. Pourquoi ?
R.V. Je peux aujourd'hui dévoiler l'anonymat des initiales de cette dédicace. Edward Weston est un photographe américain, vivant sur la côte ouest. Au début je n'aimais pas trop sa production, trop classique, puis j'ai eu l'occasion de lire en 1972, ses "Daybooks", sorte de journaux intimes mélant réflexions artistiques et sentimentales. Sa vie me parut intéressante et j'y trouvais la source de sa façon de travailler. Weston utilise une chambre photographique qui produit des négatifs 20X25cm qui donnent par contact sur papier photo un positif, en évitant l'"agrandissement". Et puis, il y a ses choix d'existence, des principes de vie, végétarien et un bain tous les jours dans l'océan Pacifique et ensuite des sujets et des photographies. C'est à partir des années 30 qu'il faut regarder ses images.
IPNS : Qu'est-ce qui vous intéressait dans l'idée de faire de la photographie de paysage ?
R.V. Je peux répondre au présent. C'est avant tout le côté "naturel" du sujet, bien que je me batte souvent avec les fils électriques, les pylones, et tout ce qui barre le paysage idéal. La sensation que ce "paysage naturel" peut sembler immuable. Mon expérience d’août 2005 prouve le contraire. C'est aussi prendre la route, avoir une vision panoramique de la réalité, comme devant un film, et à un certain moment un arrêt, une mise en place et une prise de vue. Il n'y a pas de règle autre que ma propre décision qui n'est pas toujours mue par les mêmes raisons. De l'envie de voir ce que "ça" peut donner en image noir et blanc, de la correspondance avec une image déjà vue dans l'histoire de la photographie, de l'excitation à un moment météorologique particulier et d'un sentiment précis au moment de la prise de vue.
IPNS : Aujourd'hui vous avez entrepris un travail de longue haleine sur le paysage vu des plus petites routes de France. Vous pouvez nous expliquer ce projet et nous dire ce que vous avez vu et photographié ?
R.V. Les mêmes raisons que précédemment avec un projet sans doute plus long, où je ne prévois pas le contenu exact, la finalité précise et qui conçerne la France entière. Après plusieurs tentatives je n'ai pas encore trouvé l'outil idéal et la façon de m'organiser. J'ai tracé sur une carte de France deux grandes "diagonales" qui passent "en travers", Brest-Nice et Bayonne-Strasbourg dans les deux sens, en empruntant les plus petites routes possibles le long de ces axes. Après les photographies prises depuis août 2000, j'en ai déduis que j'ai plus besoin de grands espaces, de lignes, de droites et de grands ciels. C'est aussi partir le matin dans le sens est-ouest pour avoir le soleil dans le dos. A suivre...
IPNS : En nous proposant de re-photographier 17 ans plus tard certains des lieux que vous aviez déjà photographiés en 1988, vous donnez à la photo un statut documentaire sur l'évolution du paysage. Que vous inspirent les paysages que vous avez redécouverts ?
R.V. J'ai retrouvé facilement les points de prises de vue avec une copie de chaque photographie en mains. Je me suis surtout occupé à documenter ce qu'était devenu le paysage, de copier la photographie déjà faite. J'y vois la marche normale du monde, les arbres poussent et les arbres sont coupés. On rend les choses plus visibles, plus rentables.
IPNS : Vous allez exposer en novembre des photos du Sri Lanka. Ce ne sont pas du tout les photos idylliques des plages de l'océan indien mais au contraire des photos assez inquiétantes qui montrent un pays dévasté par la guerre. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
R.V. En 2000, en terminant une commande publique sur l'architecture contemporaine en Limousin, je me suis aperçu que j'avais atteint le type d'image que je voulais au départ de "Bords de Vienne". Je décidais alors de faire des choix opposés, qui allaient forcement me faire trouver un autre type de matériel et une autre façon de travailler. Je dénichais par internet un appareil de presse des années 50 (Edward Weston faisait des portraits et des nus avec cet appareil) avec un objectif de la même époque. Je voulais retourner au Sri Lanka après un premier séjour en 2003 et une rencontre importante sur place, un photographe-éditeur français Philippe Fabry (Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.). Les notions de "territoires traumatisés", de "frontières", d' "espaces limites" m'ont amené dans la région de Jaffna, au nord de l'île. Une ville en résurrection, en reconstruction après vingt ans de guerre et un tout récent cessez-le-feu. J'y retrouve là ce qui m'anime depuis un certain temps, des lieux voués à une disparition certaine (Usine Haviland à Limoges), en construction (la nouvelle mosquée), en modification radicale (Musée National Adrien Dubouché), en destination finale (centre de détention d’Uzerche avant l'arrivée des détenus). Donner à la photographie sa vocation première, documenter le réel, sans en pervertir cette finalité par une trop grande sophistication de l'image. Pour Jaffna, je suis parti avec l'idée en tête d'images légères, vides, et une grande proportion de ciel blanc. Sur place les champs de mines m'ont imposé une certaine "distance" au sujet. Au retour, une longue période de tests de papiers photographiques, de révélateurs, de méthodes de tirage et même de solution numérique ( qui a été adoptée pour les grands formats) m'a permis d'atteindre l'image révée du départ.
On sait depuis 20 ans que nos croix de chemin, nos lavoirs, nos vieux murs et nos fontaines ont été érigés au titre glorieux de "petit patrimoine rural". On s'est mis à en prendre soin, à le valoriser et à s'en servir pour attirer le touriste et redorer les fiertés locales. A Peyrelevade, la croix du mouton, emblématique de ce patrimoine, a bénéficié depuis 1988 de cette sollicitude. A l'époque, on le voit bien sur la photo, elle gisait là depuis des siècles, bancale et de travers sur un talus herbeux peu entretenu qui enterrait en partie la pierre levée qui se trouve sur la gauche. Un poteau téléphonique y était accolé et les bas-côtés de la route semblaient laissés à l'abandon.
Si peu d'éléments nouveaux sont intervenus en 2005 (seuls les feuillus ont poussé encerclant le grand résineux qui ne semble pas avoir grandi), ce qui ressort de la photo, c'est le soin qu'on prend désormais du cadre où se trouve la croix. Celle-ci a été nettoyée (la mousse présente en 88 sur les flancs du bélier a disparu) et surtout redressée. La pierre levée a été dégagée du talus, celuici a disparu, on a éloigné l'incongru poteau téléphonique et le pré qui est derrière la croix est à nouveau entretenu : on y met des chevaux comme en témoigne le ruban électrique. Entre le décor laissé à lui-même et un peu abandonné de 1988 et celui nettoyé, lissé et amélioré de 2005, c'est l'effort de mise en scène désormais inscrit dans le paysage qui nous frappe.
Il faut être attentif pour repérer que ces deux photos prises sur la départementale 109 entre Tarnac et Saint-Merd-les-Oussines, l'ont bien été au même endroit. On peut prendre comme points de repère sur la photo de 1988 le gros bosquet d'arbre à l'extrême gauche et les deux petits arbres isolés au centre de la photo, qu'on retrouve sur celle de 2005. Le paysage dès lors se recale sous nos yeux et l'on retrouve la rangée sombre de la plantation résineuse en arrière plan et le relief de l'horizon. Par contre tout le premier plan est profondément bouleversé. L'arbre et l'eau ont ici radicalement transformé ce qui en 1988 n'était qu'une vaste lande humide au fond sans doute tourbeux. Désormais ce fond mouillé (sur la photo de 1988 on remarque la couleur plus foncée du couvert herbeux à droite du gros bosquet) est devenu un véritable étang qui a noyé toute une partie de la zone. On aperçoit même sur la gauche une petite île sur laquelle des arbres ont poussé. Derrière cette étendue d'eau la végétation forestière a gagné du terrain en recouvrant tout l'espace entre nos arbres repères. De la même manière devant les sapins noirs qui sont sur la droite et qui ont grandi entre 1988 et 2005, une petite rangée de conifères et des touffes de feuillus se sont avancées sur la lande. Ces deux photos montrent avec quelle rapidité le paysage peut évoluer et comment l'eau et la forêt, deux éléments caractéristiques du plateau, peuvent conquérir de nouveaux espaces.
Les deux photos du lac Chammet à Peyrelevade vu depuis le barrage, apparaissent quasiment identiques. Bien sûr quelques arbres ont poussé : sur la berge à droite, le long de la route qui coupe la colline et surtout sur la crête où une plantation toute jeune en 1988 barre le sommet en 2005. Pour le reste tout semble figé. Les bouées sur le lac n'indiquent pas une activité nouvelle puisque le centre de loisirs d'EDF était déjà là il y a 20 ans. Peut-être disent-elles seulement un renforcement de la réglementation qui veut désormais que les espaces de navigation soient matérialisés ? Pourtant entre 1988 et 2005 la colline de Chammet que nous voyons sur ces photos a totalement changé de destination et d'activité. A l'époque de la première photo c'était une pâture à moutons. Depuis (cela date du début des années 90) c'est devenu un golf et ce que nous croyons n'avoir pas changé est passé du statut de pâturage à celui de parcours de golf. L'élevage a cédé ici sa place au loisir. La surprise est de constater que cela n'a en rien modifié l'aspect paysager du site. Confirmation que lorsque l'espace est entretenu par la main de l'homme (et il n'y a peut-être pas d'entretien plus minutieux que celui d'un green) le paysage change beaucoup moins que lorsqu'il est laissé à lui-même.
La vieille borne de granite qui marque la source de la Vienne au pied du Signal d'Audouze est le seul témoin permanent de ce petit coin du plateau qu'on ne reconnaîtrait plus si elle n'était pas là. En 1988 les plantations résineuses qui encerclaient la source venaient d'être coupées (une coupe rase manifestement). On voit les troncs abattus, les andains regroupés en tas et seuls deux ou trois perches maigres indiquent sur l'horizon la hauteur que devaient atteindre les sapins. C'est le vide qui domine cette photo, un vide qui n'est pas sans rappeler les paysages dévastés par la guerre que Roger Vulliez a photographiés au Sri Lanka. Au dessus du chaos du chantier forestier, un grand ciel vide permet au soleil d'inonder tout le paysage. En 2005, on a changé de décor et d'impression. La végétation a repris possession de l'espace dénudé de 1988. Des essences colonisatrices ont poussé (sans doute des sorbiers ou des alisiers) et la végétation pionnière caractéristique du "tiers paysage" de Gilles Clément (voir IPNS n° 9) s'est imposée : on voit essentiellement les fougères dont certaines atteignent largement la hauteur d'un homme. Autour de la borne, l'herbe piétinée et l'absence de végétation anarchique laisse penser que la source de la Vienne reçoit régulièrement quelques promeneurs qui descendent jusqu'au creux du vallon où la rivière prend sa source. Pour cela on s'enfonce dans un fouillis de feuillus intime et secret qui empêche désormais toute vue un peu générale sur le paysage alentour : "C'est un trou de verdure où chante une rivière".
"Le caractère de Vassivière apparaît sous trois aspects. Le premier est lié à la perception visuelle du site ; il concerne le paysage dans son registre plastique et émotionnel. Le second est lié á l'environnement; il concerne le sentiment de qualité immédiatement perceptible du site et sa mise en péril éventuelle. Le troisième, issu de la combinaison, des deux, se présente dans un ensemble dispersé, désigné par les Jardins de Vassivière"
IPNS : L'image illustrant cette méthode a été communiquée sous la forme de "boucles", terme à revoir car trop proche des circuits de randonnée existants, aujourd'hui remplacé par "jardin" ce qui indique un espace et non nécessairement un parcours, même si l'accès au jardin justifie un chemin. Compte tenu du nombre de "jardins" périphériques au lac de Vassivière, l'image se présente comme un éventail déployé autour du plan d'eau de façon irrégulière, s'enfonçant plus ou moins profondément dans l'arrière-pays, avec, parfois, des secteurs complètement séparés des rives (Tourbières de Faux, Roches du Diable, Cascade des Jarrauds.) Enfin, le dispositif des jardins répertoriés (espaces attenants au lac et espaces séparés du lac) rencontre les circuits de randonnée avec lesquels il s'organise. Exemple : Le jardin de la Goutte d'eau, lande de la presqu'île de Chassagnas, couplé avec le jardin des Apothécies (D.34 au droit de Masgrangeas) s'organise avec le circuit de randonnée dit "des Tourbières" Masgrangeas, Orladeix, Auzoux.
"La charte paysagère du pays de Vassivière se définit par rapport a une intention de paysage et non comme un seul cahier des charges esthétiques. L'intention de paysage se fonde sur la permanence qualitative des éléments donnant au paysage limousin son équilibre et sa dynamique biologique :
Atouts essentiels, rares et recherchés, devenus aujourd'hui arguments économiques. L'intention, c'est à dire le projet de charte, consiste à maintenir ou améliorer les composants de l'équilibre biologique, seuls capables de régler de façon harmonieuse et économique les composants esthétiques. Dans cette approche "paysage" et "environnement" sont intimement liés.
Tout aménagement susceptible d'altérer qualitativement l'un des composants biologiques sera écarté du projet et rangé au titre des préconisations comme attitude à proscrire."
"Cela donne immédiatement les indications nécessaires :
"La région de Vassivière ne possède pas les atouts ordinaires des stations touristiques : mer, soleil, neige, monuments historiques… La nature, ici, s'exprime discrètement quoique de façon remarquable : balance des lumières, douceur et force du relief, diversité des perspectives, des milieux et des êtres. Le lac, source d'attraction, doit permettre d'initier les touristes à cette multiple nature. Transformer le plan d'eau en marina serait condamner le site à sa propre destruction.
Révéler l'état de nature propre au site de Vassivière, le donner à comprendre, le valoriser en préservant son mécanisme, instituer un tourisme - ou un mode de résidence - compatible avec cette approche, inviter la population active à participer à cette entreprise : projet sans équivalent réel sur le territoire français."
"… Avec quelques autres secteurs heureux du Massif Central, le Limousin partage le privilège d'être regardé par l'étranger, notamment par les anglais, comme un jardin. Parfois aussi comme un Parc. La configuration traditionnelle des aménagements touristiques se solde 10 mois de l'année par un paysage en pleine déréliction, maisons fermées, équipements condamnés soumis aux intempéries, "espaces publics" déserts, sentiment général de désolation."
"Un bourg constitué ne souffre pas de ces maux. Le lac de Vassivière, artifice récent, ne compte aucun véritable bourg sur ses rives (par "bourg", entendre une structure formée de repères et de permanences : église, boulanger, bistrot, hôtel, etc.). Ces bourgs existent, en position écartée des rives, dans une situation optimale par rapport à cet élément fondamental de la charte paysagère qu'est la disposition de l'habitat. Il suffit d'envisager avec les instances concernées l'accroissement légitime (sans doute progressif et prudent) du tissu urbain engagé depuis des siècles sur le territoire et non d'ajouter, de façon brutale et dommageable, des structures vouées à l'abandon et l'obsolescence."
"Sur les rives du Rhin, à Strasbourg, sur la rivière de Batubulan à Bali, gisent des aqua-centers moribonds auxquels plus personne ne s'intéresse. Equipements disgracieux oblitérant le paysage de façon pérenne alors que leur usage n'aura pas traversé cinq saisons. Le coût global de ces opérations (faire, défaire), rarement pris en compte dans les études d'impact, dépasse de loin l'apport des touristes assujettis à la consommation.
A Strasbourg, à Bali, le potentiel touristique existe pourtant, la population est nombreuse ; à Vassivière, toute spéculation établie sur ce genre de base est non seulement vouée à l'échec, mais en plus elle est porteuse d'une destruction assurée du paysage."
"Sur les bords du lac, il faut regarder le renforcement possible des deux pôles départementaux (Auphelle, Broussas) comme une réponse - encore une fois progressive et prudente - à la demande d'accès au lac avec résidence, sur la base d'une charte paysagère et architecturale. Les propositions visant à établir des lotissements d'un bloc pour atteindre le nombre de lits estimés nécessaires à l'économie touristique de loisirs traditionnels s'orientent automatiquement contre le projet touristique durable, le seul à notre avis défendable en Europe aujourd'hui."
"La maîtrise d'ouvrage constituée autour de la charte paysagère devra établir ucalendrier de réunions annuelles pour rassembler les acteurs de terrain responsables du maintien, de l'évolution et de la transformation du paysage. Les principaux acteurs - gestionnaires agricoles et forestiers - doivent pouvoir participer à cette évolution en faisant apparaître tous les problèmes que les concepteurs du projet ou les maîtres d'ouvrage n'ont pas toujours la possibilité de mesurer". Il faut espérer que ce travail, qui "colle" à notre réalité soit enfin utilisé par nos élus.
Restera-t-elle soigneusement rangée entre l'étude de Détente et l'étude sur la pêche sur une étagère du SYMIVA ? Ou aurons- nous un savant mélange de multiples études ?
IPNS : Après lecture de cette charte, on ne peut que s’étonner une fois de plus de la démarche paradoxale du SYMIVA : d’un côté expliquer à travers de multiples débats publics que la seule chance du pays est de saisir à bras le corps l’étude du cabinet Détente et d’un autre côté charger Gilles Clément d’une étude opérationnelle du paysage et de l’environnement pour le lac de Vassivière. Or, à un moment les deux approches ne sont plus compatibles !
Rares sont les personnes qui, même en Limousin, sont capables de témoigner de ce qu'a été le Pays de Vassivière avant l'inondation par EDF en 1951 de deux vallées. Le paysage est un phénomène qui laisse peu de traces. Il est dans la nature de la nature d'être évolutive. Et la mémoire des hommes ne pallie que très imparfaitement la tendance de Cybèle à s'oublier...
Pourtant, comme nombre de régions françaises au lendemain de la Révolution industrielle, le Limousin a connu des mutations importantes qui auraient dû nous offrir matière à distinguer paysages “traditionnels” et paysages “modernes”, voire “contemporains”. Aux paysages de landes (essentiellement de bruyères) s'étendant à perte de vue, au découpage des terres en exploitations modestes mais nombreuses dans lesquelles, avant le remembrement, se pratiquait une agriculture de subsistance (petit élevage, légumes, seigle, etc.), et au système de rigoles et de pêcheries grâce auxquelles les fermiers préservaient les prés d'un excès d'humidité, ont succédé des paysages de routes goudronnées, de bois et de lacs d'autant plus difficiles à identifier comme récents que leurs composants dominants, l'eau (celle des lacs artificiels notamment), les arbres (essentiellement des résineux exploités selon le principe de la monoculture intensive) et les hommes (souvent enfants et petits-enfants des paysans poussés naguère à l'exode par l'industrialisation et le remembrement) semblent avoir toujours été là et, par nature, ne sont pas assimilés aux mutations de l'ère industrielle.
C'est pourtant un des caractères du nouveau Pays de Vassivière d'avoir été “sculpté” dès l'après-guerre par des ingénieurs de l'équipement, des eaux et forêts ou de l'EDF auxquels ont succédé ensuite, toutes sortes de professionnels au premier rang desquels les spécialistes du tourisme puis récemment de l'art contemporain. Le barrage achevé en 1951 par la société nationalisée Electricité de France constitue la première “œuvre” de ce “work in progress”. Le pont en béton permettant d'accéder à l'île artificielle sur laquelle se trouve à présent le parc de sculptures est la seconde “œuvre” remarquable de ce site. Ces deux ouvrages dévolus à l'utilité, ces deux équipements sans grâce ni laideur, peuvent être regardés aujourd'hui comme d'intéressants témoignages d'une époque, l'après-guerre, et d'un style, celui de la reconstruction.
Ces deux réalisations montrent en effet que la France rurale ne fut pas tenue à l'écart des grands programmes de modernisation lancés par le Général de Gaulle au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans ce sens, et ceci dit sans aucune ironie, l'intérêt du barrage et du pont qui mène à l'île de Vassivière est sans doute aussi grand que celui de bien des monuments historiques signalés dans la même région. Ils nous conduisent à effectuer un travail d'historicisation que la proximité de la période concernée (les Trente Glorieuses) pourrait rendre impossible (les hommes n'aiment que les lointains) si la visibilité un peu grotesque de ces deux “ouvrages d'art” ne suscitait quelques questions. Ainsi, ces deux constructions posées sur l'eau comme deux cheveux sur la soupe renvoient-elles de façon utile à l'indissociabilité de la culture urbaine (celle qui produisit les tours et les barres des grandes villes françaises) et de la culture rurale (plus sporadiquement marquée il est vrai par l'empreinte du béton armé). Autrement dit, ce barrage et ce pont attestent que ce sont des ingénieurs issus des grandes villes et formés depuis le siècle de Colbert par une puissante administration publique centralisée qui, autant sinon plus que les " paysans ", ont donné à la campagne française le visage que nous lui connaissons.
En fait, le Pays de Vassivière n'a pas changé de “nature” mais d'économie, et par voie de conséquence d'économie d'échelle. On y trouve toujours de l'eau, des arbres et des hommes mais en plus grande quantité et sous des formes affinées ou polluées (selon le point de vue adopté). Du reste, le destin du Pays de Vassivière est celui de nombreuses campagnes. La mondialisation des enjeux, l'urbanisation grandissante des zones rurales, le développement des techniques (notamment en matière d'infrastructures routières et d'exploitations forestières) et les mouvements de population sont à l'origine de sa transformation. D'une certaine façon, le Pays n'a pas perdu sa spécificité, mais celle-ci est sensiblement différente de ce qu'elle fut naguère. Il demeure original, mais au prix de nombreuses et inévitables concessions aux nouvelles lois de l'économie planétaire auxquelles nulle région du monde, même au plus secret de l'archipel Polynésien, ne peut échapper désormais.
L'économie et la politique constituent depuis l'époque moderne les principaux agents de transformation des paysages. Dans un texte sur la peinture flamande des XVIème et XVIIème siècles, Roland Barthes fait remarquer qu'il n'y a pas de représentation possible de la nature dans les anciennes Provinces-Unies hors d'une représentation même discrète des signes de l'économie capitaliste naissante. L'écrivain qui s'intéresse par ailleurs au tourisme et à son impact sur notre manière de percevoir les paysages remarque que tout objet, et indirectement nombre de paysages, renvoient dans la peinture flamande à l'usage de la nature comme marchandise. Or, cette instrumentalisation capitaliste de la nature n'est réductible ni à un pays ni à une époque. S'il y a mis un peu plus de temps que le paysan hollandais, le paysan de Vassivière n'a pas manqué de muter lui aussi en ingénieur puis en tour operator pour contribuer au “développement” de son Pays et échapper ainsi à la pauvreté. Son métier s'est diversifié, sa dépendance vis-à-vis de l'environnement se mesure désormais à l'aune d'un contexte global et non plus, comme naguère, en fonction de la seule référence aux équilibres locaux. Ses activités traditionnelles, l'agriculture et l'élevage, se sont modernisées. Il a dû se reconvertir à des activités hier encore impensables. Parmi celles-ci, on retiendra en particulier les services, le tourisme et l'exploitation des nouvelles ressources énergétiques que sont l'uranium et l'eau.
Chaque région, chaque monument, chaque événement vise un public particulier. L'île et le lac de Vassivière ne sont ni Isola Bella sur le Lac Majeur, ni l'île Saint-Pierre sur le Lac de Bienne. Les touristes ciblés par les organismes de promotion du Pays de Vassivière (essentiellement le SYMIVA qui gère les abords du lac depuis 1965) correspondent en fait aux classes moyennes, voire aux populations socialement défavorisées qui ne peuvent s'offrir de vacances dans des régions touristiquement plus dans le vent (au propre comme au figuré). Autrement dit, le Pays de Vassivière offre un profil de paysage homothétique du profil de la population à laquelle il s'adresse. Celle-ci se constitue essentiellement de citadins habitant la périphérie des grandes villes qui savent pouvoir trouver à Vassivière grâce à la présence du lac et aux efforts soutenus des organismes aménageurs, des vacances bon marché ainsi que le charme un peu bizarre d'un environnement offrant les commodités de la mer à la montagne, voire de la ville à la campagne.
A présent, les ingénieurs spécialistes du tourisme, d’EDF, de l’Office National des Forêts ou de l’Equipement ont quasiment bouclé leurs programmes. Tant en matière d’image publicitaire que de ressources du sol, les uns et les autres sont quasiment venus à bout du potentiel local. Le Pays de Vassivière est sur le point de se constituer en un écosystème sans surprise, en une sorte de friche ni tout à fait naturelle ni tout à fait industrielle. Le lac et ses abords ont apporté ainsi leur contribution à l’invention d’un paysage “moyen”, mixte d’urbanité et de ruralité, autrement dit d’un paysage “rurbain”.
La campagne urbanisée dont les nombreux signes (panneaux publicitaires, mobilier urbain, etc.) se retrouvent à présent autour du lac.
La passerelle de Mme Pascal conduisant à l’île (vers 1950) Photo : Henri Vallade
Au Lac du Chamet (vers 1950) Photo : Henri Vallade