Charte paysagère du pays de Vassivière

  • Gilles Clément, Penser global, Jardiner local

    "Quiconque aborde la question du paysage ouvre un débat politique. Quiconque enseigne la question du paysage se trouve obligé de prendre position". Fort de cet axiome qu'il revendique dans son dernier livre, La sagesse du jardinier, Gilles Clément nous propose de revisiter avec lui le pays de Vassivière. Partant de ce lieu il ne cesse de jouer avec les échelles, des plus fines (telle prairie, telle plante, tel "jardin") aux plus larges (le paysage, la planète, la biosphère). Suivons le dans ces allers et venues qui nous permettent de poursuivre la réflexion engagée dans notre dernier numéro sur l'avenir de Vassivière.

     

    gilles clementIPNS - A la demande du Centre national d'art et du paysage de Vassivière, vous avez mené en 2002 une analyse du paysage de Vassivière que vous avez poursuivie jusqu'à aujourd'hui. Vous vous êtes donc promené autour du lac, vous avez pris des notes, photographié des paysages, parlé avec des habitants. Qu'est-ce qui vous a Je plus frappé, Je plus intéressé ? Quelle a été votre "première impression" à Vassivière ?

    Gilles Clément : Pour quelqu'un qui pénètre pour la première fois sur le site de Vassivière ce qui frappe d'abord c'est la lumière soudaine au milieu d'un paysage sombre. A cela s'ajoute le sentiment étrange et pourtant bien réel d'un lac "perché", surtout si on accède aux rives par la route de Peyrat le Château. Ensuite viennent d'autres impressions : l'ampleur du site, sa complication, le linéaire tourmenté des rives ouvrant sur des perspectives toujours nouvelles, le contraste entre la nature imposante souvent réglée par la rigueur des forêts et la fragilité ou la maladresse des constructions de l 'homme. Enfin dans cette rudesse on distingue des paysages fins et divers presque toujours liés à l'eau pour lesquels il faut aller à pied, changer d'échelle.

     

    IPNS - Vous venez de publier un petit ouvrage intitulé "Manifeste du Tiers paysage" dont la matière vous a justement été suggérée par l'observation du pays de Vassivière. Comment Je fait de regarder Vassivière vous a-t-il conduit à inventer cette notion de Tiers Paysage ? Et comment la définissez-vous ?

    G.C. A Vassivière, plus qu'en n'importe quel autre endroit du limousin le partage du paysage en deux grandes catégories semblant couvrir tout le territoire m'a paru adapté à une analyse que tout le monde peut comprendre avec des mots simples. Ombre pour les forêts, lumière pour les prairies et les miroirs d'eau. Ces deux catégories répondent à un aménagement du territoire pour partie ancestral, pour partie récent, mais toujours à la charge de l'ingénieur : agronome, forestier, hydraulicien. Espaces maîtrisés.

    Comme partout le paysage ne peut se réduire au seul espace maîtrisé. li existe des espaces dont l'homme ne s'occupe pas, des bribes non exploitables dans lesquels on range habituellement les friches et autres délaissés issus de l'activité humaine. A Vassivière il faut ajouter à cela, les landes et les tourbières, les ripisylves (végétation arborée, spontanée des rives le long des cours d'eau) et les bords de routes. J'ai nommé Tiers Paysage cet ensemble (ou troisième paysage, venant dans l'analyse après celui de l'ombre et celui de la lumière). Le point commun à cet ensemble est la diversité. Chassée des territoires d'exploitation la diversité se réfugie dans l'ensemble morcelé du Tiers Paysage. Considéré ainsi le Tiers Paysage devient le territoire du futur, lieu des rencontres et de l'invention biologiques.

     

    IPNS - le Tiers Paysage comme lieu de la diversité biologique ?

    G.C. Il faut regarder la diversité comme la garantie d'un futur pour l'humanité. D'où l'importance du Tiers Paysage. Voici un exemple simple pris sur un fragment de paysage à Vassivière. Nous avons comptabilisé le nombre d'espèces végétales présentes sur des espaces plus ou moins gérés. Sur un espace non géré nous en avons comptées 22 dans un champ non traité ce nombre tombe à 16. Dans un champ traité il est de 5, parfois seulement de une !

     

    IPNS - Le Tiers Paysage serait aussi Je lieu de la résistance, par exemple à ce que vous appelez la "PAC attitude".

    G.C. En soi, le Tiers Paysage ne peut être considéré comme un lieu de résistance, la nature n'ayant pas d'intention ou de jugement sur le projet humain. Mais il constitue un lieu privilégié de la résistance face au tout-aménagement pour peu que le politique (le gestionnaire) ait conscience de son importance dans le jeu de l'occupation des sols par les exploitants et les habitants.

     

    IPNS - Vous dîtes que le délaissé constitue par excellence le territoire du brassage planétaire. Vous pouvez nous expliquer cela ?

    G.C. On appelle délaissés des espaces ayant eu, à un certain moment, un usage maîtrisé de leur surface. Dés leur abandon les délaissés sont colonisés par des végétaux et des animaux que l'on dit pionniers. Parmi les pionniers il existe un nombre très important d'espèces colonisatrices venues souvent de loin qui se partagent les sols ouverts avec les espèces indigènes. li est fréquent de voir ces exotiques gagner du terrain car elles ne rencontrent pas en terre nouvelle leurs régulateurs de croissance habituels (parasites, prédateurs etc.). Par ailleurs, tout aménagement génère un délaissé et tout délaissé est une terre d'accueil aux exotiques. Le nombre d'espèces d'origine lointaine est directement lié à la fréquence et au nombre des aménagements.

     

    IPNS - En terme environnemental le Tiers Paysage serait l'équivalent des métissages culturels ou humains que génèrent plus ou moins les phénomènes de mondialisation ?

    G.C. Il existe une relation évidente entre le métissage humain (culturel, biologique) et le métissage de tous les autres êtres dans la nature. La mécanique du "brassage planétaire" fonctionne pour tous les représentants du monde vivant. La notion de Tiers Paysage peut donc s'appliquer aux territoires animés par les seuls humains, les banlieues par exemple. Cependant ma réflexion est celle d'un paysagiste. Je l'ai conduite sans chercher à établir de parallèle entre la nature et l'homme. Pour moi, du reste, il n'existe pas de distinction acceptable, capable de résister à l'analyse, entre l'un et l'autre. Au mieux je vois l'homme immergé dans un ensemble appelé nature.

     

    Bio express

    1943 Naissance. à Argenton sur Creuse
    1968 Les cours suspendus, il part battre .la campagne et constitue son premier herbier.
    1974 Au cours d'une expédition entomologique au Cameroun il découvre un papillon inconnu qui porte désormais son nom : Bunoepsis clementi.
    1977 Achète un terrain en Creuse où il fait un jardin qui lui sert autant de "laboratoire" que d'écrin pour y construire sa maison.
    1980 Professeur à l'Ecole Nationale supérieure du Paysage de Versailles : "L'enseignement ne constitue pas /'essentiel de mon activité, il constitue l'essentiel de mes préoccupations" .
    1985 Crée l'agence Acanthe et conçoit de nombreux jardins parmi lesquels les Jardins de l'Abbaye de Valloires (Somme), les Jardins méditerranéens du Domaine du Rayol (Var), les Jardins du château de Blois (Loir et Cher), le Parc André Citroën (en équipe, Paris) et les Jardins de l'Arche, à la Défense.
    1999-2000 Commissaire de l'exposition Le Jardin Planétaire à la Grande Halle de la Villette (Paris)
    2002 Intervient à Vassivière
    2004 Publie Le manifeste du Tiers Paysage et La sagesse du jardinier

     

    mauldeIPNS - Vous écrivez dans le manifeste du Tiers Paysage : "L'anthropisation planétaire toujours croissante entraîne fa création de délaissés toujours plus nombreux ( .. .) La planète, en cet état, peut-être assimilée à un immense délaissé". Le Tiers Paysage serait donc l'avenir de la planète ?

    G.C. Le Tiers Paysage n'est pas l'avenir obligé de la planète mais il est certain que l'activité croissante des hommes, l'augmentation du nombre de terriens "secondarisent" des surfaces toujours plus grandes du territoire. Les espaces primaires tendent à disparaître. Les isolats géographiques diminuent en nombre, les endémismes diminuent en conséquence. La logique voudrait que les nationalismes diminuent également au fur et à mesure qu'augmente le sentiment d'appartenance planétaire au détriment d'un sentiment d'appartenance locale. Il est probable que l'histoire évoluera dans ce sens mais les blocages mentaux, spécifiques à l'espèce humaine, peuvent freiner et modifier considérablement les processus apparemment évidents de l'évolution.

     

    IPNS - Le Tiers Paysage pourrait avoir deux évolutions possibles selon vous. Soit, il devient un "territoire refuge", soit le "lieu de l'invention possible". Que sont les situations passives ou actives qui mèneraient dans l'une ou l'autre de ces directions ?

    G.C. Le Tiers Paysage correspond toujours à une situation de refuge. En principe la non-intervention est l'attitude souhaitable puisqu'elle permet le maintien souhaité de la diversité. Cependant, sous nos climats, la diversité des territoires ouverts demeure supérieure à celle des territoires fermés. Le nombre des espèces est plus grand dans une prairie que dans un bois (sous les tropiques c'est l'inverse, la diversité des ligneux est supérieure à celle des herbacées). Dans le cas des délaissés à évolution très lente (les tourbières par exemple), il n'y a pas lieu, à priori, d'intervenir pour maintenir l'ouverture du milieu et, par conséquent, maintenir sa haute et rare diversité (il existe des exceptions dont nous parlons dans la Charte paysagère de Vassivière). Dans le cas de délaissés à évolution rapide (les landes par exemple) il peut y avoir intérêt à intervenir en vue de recycler le paysage en voie de fermeture sur un stade de jeunesse qui présente de plus nombreuses et de plus rares espèces. Ce genre de recyclage dans le temps se traduit généralement par des interventions spectaculaires mais simples et peu coûteuses.

     

    IPNS - Je fais le parallèle entre ce que vous dîtes du Tiers Paysage, et des espaces ruraux comme le plateau de Millevaches ou le pays de Vassivière. Ils peuvent eux aussi, dans leur totalité, être des lieux refuges (réserves, parcs, espaces de loisirs) ou des lieux d'inventions (sociabilités nouvelles, régions métissées par ses populations et ses activités, etc.). Qu'en pensez-vous?

    G.C. Une région comme le Plateau de Millevaches ne doit pas faire l'objet d'un choix politique exclusif. Il y a toutes les raisons de réfléchir à la meilleure manière de conserver certains lieux en état de fonctionnement naturel (tourbières par exemple) et cela correspond à une situation relativement passive. Mais il y a aussi toutes les raisons de favoriser les situations dynamiques issues du brassage planétaire à la condition que ces mesures viennent augmenter les richesses spécifiques et comportementales (culturelles) et. on les mettre en péril. D'où l'importance d'une connaissance approfondie des milieux naturels d'un!! part et l'importance des expériences de société d'autre part.

     

    plantes

     

    IPNS - Vous préconisez "d'élever l'indécision à hauteur politique " et plus loin de "hisser l'improductivité à hauteur politique". C'est à dire de laisser des espaces de Tiers Paysage, "fragments indécidés du jardin planétaire", non comme un bien patrimonial (à gérer, à exploiter, a valoriser, etc.) mais comme "un espace commun du futur ". De ce point de vue vous prônez même une "pratique consentie du non aménagement"... Vous pouvez justifier cette optique qui va à l'encontre de toutes les approches passées et présentes qui ont été développées sur Vassivière.

    G.C. Vassivière, contrairement à d'autres régions du Massif Central, constitue un ensemble agro-pastoral très maîtrisé. Les espaces non exploités sont rares. Les délaissés apparaissent de façon sporadique. Néanmoins leur dispositif dans l'espace, par le biais des bords de route et de tous les linéaments assimilables (corridors biologiques), mis en réseau, constitue un bon continuum biologique. Il est important de ne pas aménager ces lieux qui, en plus de constituer un ensemble riche en diversité, qualifient le paysage de façon originale. C'est évidemment d'abord cette qualité qui est perceptible avant la richesse qui s'y trouve. Le public ne s'y trompe pas, qui vient attiré par le lac mais aussi - et cela va aller en augmentant - par la variété des paysages rencontrés en arrière pays. Condamner une tourbière pour en faire un terrain de football, une décharge publique ou un dépotoir à gravas issus d'un inutile rond-point constituent autant d'erreurs irréparables et coûteuses venant dangereusement grever le potentiel attractif du site.

     

    IPNS - Vous imagineriez quoi pour Vassivière ?

    G.C. Pour moi Vassivière pourrait être l'occasion d'expérimenter, pour la première fois en France, les orientations issues du Jardin Planétaire. Nous avons déjà eu la possibilité de développer le sujet autour du Lac Taï, prés de Shanghaï en Chine (sujet de développement touristique, problèmes écologiques et économiques) mais, en dépit d'une grande fébrilité d'aménagement, la phase opérationnelle n'a pas encore été engagée. A Vassivière il serait possible de vérifier comment "faire le plus possible avec, le moins possible contre" tout en attirant un tourisme plus nombreux et plus exigeant. Les études que nous menons actuellement pour la charte paysagère vont dans ce sens. Elles partent d'un constat de site qui positionne très haut la qualité du paysage et en font l'argument principal de l'attrait touristique à travers le terme de "Jardins". Ces jardins disposés autour du lac et en profondeur par rapport à celui-ci sont des éléments de nature et d'artifice, liant les rives aux bourgs éloignés, associant la population en visite à la population active et résidente. Sans se positionner contre l'étude d'aménagement touristique préalablement menée du cabinet Détente (voir IPNS n°8) la charte fait apparaître de nombreuses incompatibilités entre le choix d'un aménagement organisé pour la très courte période de l'été limousin et un aménagement "durable" imaginé pour un usage tout au long de l'année.

     

    bascoteIPNS - Dans cette optique comment pensez-vous qu'il soit possible à la fois de consentir au "non-aménagement" et à la fois d'agir sur un territoire ?

    G.C. il est toujours possible à la fois d'agir sur le territoire et de consentir au non-aménagement. Le non-aménagement ne concerne pas toutes les surfaces du territoire mais seulement quelques-unes. Concernant Vassivière nous proposons que les surfaces d'accueil viennent en densification des bourgs actuels et non en surimposition d'un paysage vierge. Quoiqu'il en soit cela suppose une action qui correspond quand même à de l'aménagement.

     

    IPNS - En somme vous réécrivez la formule fameuse en : "penser global, jardiner local" ?

    G.C. "Penser globalement, agir localement" constitue la base philosophique sur laquelle s'appuie tous ceux qui réfléchissent aujourd'hui à une évolution responsable de l'espèce humaine sur cette planète. C'est une formule heureuse qui résume à elle seule la nécessité de revisiter le concept actuel de mondialisation en l'adaptant aux conditions réelles de la vie des hommes et des êtres concernés.

     

    coniferetourbiere

     

    IPNS - En vous écoutant, on perçoit très clairement une vision "écologiste" du monde - vous citez du reste René Dumont comme une des personnes qui ont compté pour vous. Quelle est aujourd'hui votre regard sur les divers avatars politique de l'écologie ? Pensez-vous qu'il y a des choses positives à en attendre ? Si non, quels chemins pensez-vous préférables d'emprunter ?

    G.C. En France l'écologie n'est pas considérée comme une affaire sérieuse. Elle continue d'être perçue par nos dirigeants comme un amusement d'irréductibles poètes et d'inutiles marginaux qui n'ont pas admis que l'avenir passait par la marchandisation de toute chose. S'il en était autrement l'écologie ne serait pas reléguée à un ministère sans moyens, confiée à des ministres que l'on empêche d'agir (quand on ne les choisit pas incompétents). Elle serait, au contraire, partagée par l'ensemble des ministères et donnerait lieu - ce que tout le monde attend aujourd'hui - à un véritable projet politique. Tourbières : évolution lente De l'écologie tout peut venir. A partir du moment où ses partisans cessent de se positionner "contre" et décident d'agir "pour". L'écologie ne manque pas de spécialistes et d'esprits critiques, elle manque de projet alternatif et de volonté politique. Plus encore de volonté que de projets car il existe dans les cartons nombre d'études susceptibles d'alimenter une intelligente politique écologique. Par ailleurs il existe un important réseau alter-mondialiste qui offre, à première vue, de très nombreuses passerelles avec la pensée écologiste (les théories économiques d'ATTAC forment une assise possible à un projet politique écologique). A l'expression "gestion écologique du territoire" je préfère "Jardin Planétaire". Le mot jardin contient des espaces dans lesquels s'inscrit l'écologie - elle détermine sa durée et sa qualité dans le temps - mais il contient aussi les rêves et les inventions de l'homme. Je le qualifiais de projet politique d'écologie humaniste, bien avant que certain dirigeant s'empare du terme, et j'ajoute, pour ceux qui y travaillent en groupe ou seul en plongeant les mains dans la terre : territoire mental d'espérance.

     

    Lexique clémencien

    Pour IPNS, Gilles Clément a défini quelques termes fondamentaux liés à son parcours de jardinier.

    Jardin : espace clos accueillant de "meilleur", meilleur des fruits, des fleurs, des légumes, de l'art de vivre et de penser.

    Jardinier : intercesseur entre la nature et le rêve de l'homme.

    Jardin en mouvement : jardin où les initiatives de la nature sont suivies et interprétées par le jardinier, où le jardinier suit le déplacement physique des espèces sur le terrain et ne les contraint pas à demeurer toujours sur le même territoire.

    Jardin planétaire : planète prise pour jardin. L'enclos de ce jardin correspond aux limites de la vie (la biosphère). Dès le début du XXème siècle l'avènement écologique fait apparaître la finitude écologique de notre biosphère et, par là, définit un enclos à la diversité dont nous dépendons.

    Brassage planétaire : mouvement naturel des rencontres entre des êtres souvent d'origines éloignées. L'homme, vecteur conscient et inconscient des plantes et des animaux, accélère ce phénomène.

    Tiers Paysage : fragment indécidé du Jardin planétaire. Territoire privilégié du refuge de la diversité. Espace du futur biologique.
  • La charte paysagère de Vassivière : "Boire l'eau du lac"

    Gilles Clément travaille actuellement à la réalisation d'une charte paysagère de Vassivière qui sera soumise aux élus responsables de l'aménagement du site, et plus globalement de l'ensemble du territoire autour du lac. Il nous fait part des grands principes de cette charte qu'il a intitulée "Boire l'eau du lac". Un défi rendu encore plus difficile après les interdictions de baignade dans le lac pour cause de pollution bactérienne tout au long de l'été...

     

    Enjeu majeur : l'eau

    Proche du Plateau de Millevaches, château d'eau de la France, le site de Vassivière se dessine et se lit à partir du système hydrologique : sources, rivières, tourbières, lacs. La diversité biologique présente se trouve directement liée à ce système, comme la diversité des paysages et celle des usages. Pour cette raison, et parce que la résolution heureuse du paysage dépend de l'eau dans sa forme et dans son aptitude à dispenser la vie, nous avons intitulé l'étude pour la charte paysagère de Vassivière : Boire l'eau du lac.

    Cet impératif à lui seul détermine le paysage : sa fabrication, sa gestion et son aspect. Il donne immédiatement les indications nécessaires au juste emplacement des aménagements, à leur nature, à l'entretien des éléments existants, au choix des techniques d'exploitation agricoles et forestières environnantes, à la transformation des équipements actuels dont le fonctionnement porte atteinte à la qualité de l'eau (assainissement) et à l'usage général de l'espace livré au public et, par voie de conséquence, à un nouveau tourisme.

     

    Un espace domestiqué

    La région de Vassivière ne possède pas les atouts ordinaires des stations touristiques : mer, soleil, neige, monuments historiques... La nature, ici, s'exprime discrètement quoique de façon remarquable : balance des lumières, douceur et force du relief, diversité des perspectives, des milieux et des êtres. Le lac, source d'attraction, doit permettre d'initier les touristes à cette multiple nature. Transformer le plan d'eau en marina serait condamner le site à sa propre destruction. Révéler l'état de nature propre au site de Vassivière, le donner à comprendre, le valoriser en préservant son mécanisme, instituer un tourisme - ou un mode de résidence - compatible avec cette approche, inviter la population active à participer à cette entreprise : voilà un projet sans équivalent réel sur le territoire français.

    Fragment érodé d'un massif ancien, longuement travaillé, occupé dans ses moindres reliefs, le Limousin résulte d'un artifice où la part du territoire humanisé se combine à l'expression de nature pour se présenter à nos yeux comme un espace à la fois sauvage et serein. C'est un paysage domestique.

    Que vient-on visiter dans un paysage domestique si ce n'est l'art de la mise en ordre - la domestication - et tout ce qui, en contrepoint, l'anime : le foisonnement, l'imprévisible, la diversité ? Ordonnancement et richesse, deux composantes fondatrices de l'espace dans lequel l'homme prolonge son habitat : le jardin.

     

    Les jardiniers de Vassivière

    Avec quelques autres secteurs heureux du Massif Central, le Limousin partage le privilège d'être regardé par l'étranger - notamment les anglais - comme un jardin. Parfois aussi comme un parc.

    L'intention de paysage sur laquelle s'appuie la charte paysagère se réfère donc au jardin, terme incluant d'emblée l'acteur sans lequel un jardin ne saurait exister : le jardinier. Il est tout d'abord nécessaire d'évacuer l'image selon laquelle l'exploitant de nos campagnes deviendrait le jardinier des parisiens en vacances. Les exploitants, majoritairement esclaves des lobbies, n'ont pas l'intention d'être pris en otage, en plus, par une population oisive. Ils ont raison.

    Il convient donc de revoir la notion de jardinier en l'adaptant aux nouvelles définitions du jardin. L'avènement écologique désigne la diversité - en nombre et en santé - comme le baromètre des écosystèmes. Il n'est plus concevable d'envisager une réflexion sur le "jardin" sans intégrer l'approche écologique qui, toujours, débouche sur un mode gestionnaire. Le jardinage d'aujourd'hui n'est plus celui d'autrefois, il ne concerne plus seulement l'homme affairé au fleurissement, à la bonne venue des légumes et des fruits, au nettoyage des allées, il concerne celui qui gère sans dégrader, celui qui permet à la diversité de résister, à la vie d'inventer, celui qui perçoit la richesse dans le foisonnement, celui aussi qui ne fait rien, par décision, pour éviter le pire ; celui enfin à qui revient les mesures permettant au "jardin" d'exprimer sa richesse : le gestionnaire, le politique.

    Toute région voit ainsi son territoire partagé entre trois "jardiniers" de terrain : l'exploitant, l'aménageur et, de façon plus ou moins expressive, la nature en liberté. Chaque partie est soumise à l'évolution gestionnaire du territoire. C'est pourquoi en dernier ressort le politique a tant d'importance et son choix gestionnaire (s'il n'est pas orienté par les lobbies) apparaît si décisif : l'aspect du jardin en dépend.

    Cependant, une région distinctement nommée "jardin", par opposition à d'autres qui ne le sont pas, désigne la masse de ses habitants comme jardiniers et invite quiconque viendrait y séjourner à se comporter comme tel.

     

    Ce n'est pas le jardinier qui fait le jardin mais le jardin qui fait le jardinier

    A la liste des jardiniers de terrain il faut alors ajouter l'habitant mais aussi le visiteur.

    La charte paysagère ne s'adresse pas exclusivement au gestionnaire soucieux de valoriser sa région pour mieux la vendre, mais à la somme des acteurs en place pour comprendre leur région et mieux y vivre. Elle s'adresse aux humains responsables, chacun dans leur secteur, de tel ou tel aspect du territoire et, par voie de conséquence de la qualité générale des espaces. Son respect ou son non-respect détermine directement le pouvoir attractif de l'ensemble paysager, donc de sa capacité à générer un tourisme durable et son économie générale.

     

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    L'atout de la diversité

    Sur le territoire du Limousin la part laissée à la nature seule, en dépit de la forte "expression de nature" qui caractérise cette région, est réduite à des espaces fragmentés de petites dimensions : déprises agricoles, territoires accidentés, délaissés de toutes origines, landes, tourbières, bords de route, lisières, etc. Cependant l'étroitesse de ces lieux, la relative rareté de leur présence au milieu des champs et des forêts exploitées, n'atténue pas - du moins pas encore - la grande valeur paysagère de leurs différents composants et, surtout, la grande richesse biologique des êtres en présence.

    Dans l'optique d'un accroissement de la fréquentation de l'arrière-pays de Vassivière il paraît évident que cette diversité est l'atout principal du site, une raison pour s'y rendre tout au long de l'année. Le lac, constamment grandiose, demeure un spectacle douze mois sur douze. Il n'est utilisable, selon les critères du tourisme balnéaire que deux mois par an. Il convient donc de l'intégrer comme atout du paysage, avec, en plus, la possibilité d'en user en période estivale.

    Enfin, s'il l'on veut respecter le principe d'un aménagement en accord avec le "développement durable" (concept-valise, ouvert et mystérieux). il convient d'écarter l'habitat du territoire sensible, qui est aussi le fond théâtral permanent du site. Ceci afin de réduire les sources de pollutions visuelles, mécaniques et chimiques, de conserver l'impact attractif du site par son état naturel, fait extrêmement rare autour des lacs européens.

    Sur les bords du lac, il faut regarder le renforcement possible des deux pôles d'Auphelle et de Broussa comme une réponse - encore une fois progressive et prudente - à la demande d'accès au lac, avec résidence, sur la base d'une charte paysagère et architecturale concertée. Les propositions visant à établir des lotissements d'un bloc pour atteindre le nombre de lits estimés nécessaire à l'économie touristique de loisirs traditionnels, s'orientent automatiquement contre le projet touristique durable, le seul à notre avis défendable en Europe aujourd'hui.

     

    Gilles Clément
  • Vassivière Dystopia

    Une fidèle visiteuse de l’île de Vassivière et de son Centre d’art est déçue de certaines de ses dernières réalisations et s’inquiète de l’état d’un bâtiment qui vieillit mal. Son témoignage, qu’elle a souhaité partager dans IPNS, nous conduit sur les lieux pour une visite guidée et dépitée.

     

    Depuis 1991 que le Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière existe, j’ai pu voir l’évolution du parc de sculptures ainsi que toutes les expositions. Celle de cet hiver proposait de voir le bâtiment vide ou presque.

     

    centre art

     

    Un bâtiment qui se dégrade

    Avec un regard naturellement porté sur les œuvres, et à cause du trop grand nombre d’expositions de vidéos, j’en avais presque oublié cette architecture. C’est donc avec grand intérêt que je me suis précipitée pour cette expérience. Cependant, il est difficile d’exprimer de manière objective le désarroi ressenti face au délabrement du lieu. En effet, la plupart des murs sont abîmés par des infiltrations d’eau, de nombreuses vitres sont fêlées... Dans la tour, les murs suintaient de toutes parts la pluie qui tombait dru le jour de ma visite, et le sol de granite était une véritable pataugeoire. Ce bâtiment a pris un sacré coup de vieux et tout laisse à croire que ce problème n’est pas au cœur des préoccupations du moment. Du coup, les grands discours sur cette construction, si élogieux et récurrents ces dernières années, sonnent étrangement faux. Et je me demande si cette non-exposition « focus sur l’architecture » dans un lieu en si piteux état ne ressortirait pas plus d’un délire narcissique que d’une réelle envie de nous montrer quoi que ce soit !

    Lors de cette visite hivernale, j’ai aussi été frappée par les puissants courants d’air émanant des portes et fenêtres. Ce bâtiment est devenu un gouffre énergétique sans fond et je serais curieuse de connaître le coût du chauffage. Cependant, ce sujet semble être pris en considération par la direction, car l’artiste exposée ce printemps et jusqu’à l’automne prochain fut lauréate du Prix COAL en 2016 – le Prix COAL Art et Environnement est le rendez-vous international des artistes plasticiens qui s’emparent des questions d’écologie et contribuent par la création à la construction d’un monde durable. Tout va bien alors ? Non. Tout cela n’est que bouffonnerie ! L’extravagante scénographie qui entoure les vidéos de l’exposition affirme au contraire la non-intégration de la problématique des déchets dans l’art contemporain

     

    Un sous-marin qui prend l’eau

    Sur le chemin du retour, je suis passée revoir une œuvre installée sur l’eau en automne 2011, simple et plutôt drôle (c’est assez rare). Bref, une forme d’art qui se passe des discours institutionnels et laxatifs habituels... L’illusion poétique procurée par ce « sous-marin » fonctionnait parfaitement. Malheureusement, cette œuvre semble aussi souffrir d’une absence totale d’entretien. Les tempêtes l’ont complètement déformé, il n’a plus d’allure. En huit ans, le gel et le soleil ont bien fini par dégrader la bâche qui constitue sa coque et des particules de plastique doivent se répandre en grand nombre dans le lac maintenant. 

    Mais que les poissons se rassurent, ils peuvent consulter la Charte paysagère du pays de Vassivière, « Boire l’eau du lac» à la librairie du Centre d’art ! À l’image de la tour souvent représentée comme emblème de l’île, cette œuvre se trouve sur de nombreuses brochures touristiques du lac, en photo ou dessinée et même sur le site internet du lac de Vassivière. Le contraste entre rêve et réalité est assez fâcheux. On vous vend du rêve, mais ce n’est pas nouveau...

     

    sous marin ile vassiviere

     

    vassiviere utopiaDes interventions hasardeuses

    Bref, quelque peu en colère, mais le dépliant « Vassivière Utopia » en main, j’ai pris la route pour voir enfin cela. Depuis deux ans de suite, et une troisième salve est prévue cet été, des paysagistes et architectes sont parachutés sur l’île pour une résidence et « intervenir » dans les communes proches du lac. Je cite : « […] pour tenter d’insuffler de nouvelles expérimentations et des approches sensibles, pour proposer avec les habitant.e.s un regard autre sur le paysage et chercher les moyens d’articuler art et société. » Et hop, un petit coup d’ingérence culturelle assez mal dissimulé.

    Décidée à faire ce tour avec un trajet réfléchi en terme de distances plutôt que dans l’ordre calendaire de réalisation des œuvres, je me suis rendu compte au fur et à mesure des visites qu’il y avait deux couleurs de signalisation. Mais oui ! La session 2018 est signalée en jaune et celle de 2019 en bleu ! Quelle idée saugrenue ! Heureusement que le balisage des sentiers de grande randonnée ne change pas de couleur chaque année ! Par contre, peu importe la teinte, les textes accompagnant les « œuvres » restent fidèles au style pompeux de rigueur.

    Passé ce détail chromatique, et hormis le travail effectué sur la commune de Saint-Martin-Château, on voit assez vite que la plupart des actions menées n’ont pas vraiment fait l’objet d’études sérieuses des lieux, ni de réelles concertations avec les riverains. En substance, sur la commune d’Eymoutiers, l’œuvre s’est vue affublée après coup d’un filet anti-chute. Son propos est littéralement travesti.

    Pour la commune de Peyrat-le-Château, au lieu-dit Quenouille, alors que le moindre déplacement de cailloux serait presque soumis à une intervention de l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives), le Centre d’art arrive à imposer son immonde utopie sous la forme béante d’un trou d’obus ! D’après les riverains, l’œuvre n’a pas été terminée, le camion toupie de béton n’ayant pas pu accéder au chantier. L’étroitesse de la route serait en cause. Tant mieux, cela évite finalement une grosse bouse de béton au milieu de la forêt ! Quel fiasco... Mais c’est plutôt sur le bien fondé des choix du jury que je m’interroge que sur la compétence des intervenants. En attendant la nouvelle couleur de signalisation...

    À travers le brouillard matinal, il s’élève encore depuis l’âtre de nombreuses chaumières la fumée froide d’âpres discussions sur cette dystopie. Et bien, au-delà des lacs et des rivières du plateau de Millevaches, il semble que l’on commence à entendre le sinistre et néanmoins annonciateur tintement du glas. À bon entendeur, salut !

     

    Marcelle Dulavoir