L'affaire des Réunionnais de la Creuse tient la vedette dans toutes les sphères médiatiques et dans la production éditoriale. En 2003 c'est la publication du livre "Une enfance volée" de Jean-Jacques Martial. "Il apporte un témoignage sur l'exil imposé à des enfants issus de milieux défavorisés, orphelins ou enlevés à leurs parents analphabètes. Ils sont plus de 1 500 à être déracinés dès leur plus jeune âge " comme le rapporte un universitaire dans la postface. Aujourd'hui Jean-Jacques Martial engage une procédure auprès du tribunal de Montpellier pour condamner l'Etat à lui verser un milliard d'euros pour "enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation". En 2004, " l'association Réunionnais de la Creuse " sous l'égide d'un avocat dépose onze plaintes auprès du tribunal de grand instance de Paris. Dans l'attente de ces prochains procès les publications se multiplient. Toujours en 2004, deux romans, un mémoire de maîtrise d'histoire contemporaine : "Le Déplacement des mineurs réunionnais vers la métropole, 1960-1975", un ouvrage de témoignages par la psychologue Elise Lemai : "La Déportation des Réunionnais de la Creuse", un téléfilm de Francis Girod sur FR 3 : "Le pays des enfants perdus" et enfin ces " Tristes tropiques de la Creuse ". Il s'agit cette fois d'une enquête scientifique menée par deux sociologues et une historienne ; tous les trois travaillent sur les problèmes d'immigration dans les sociétés de l'océan indien. Le premier intérêt de cet ouvrage c'est son caractère fortuit. Il ne répond à aucune commande officielle. Ces chercheurs se sont retrouvés en 2001 par le plus grand des hasards au premier festival organisé en Creuse par Kreuséol une association de Réunionnais. Piqués dans leur curiosité de spécialistes de la société réunionnaise et de la culture créole ils ont voulu en savoir davantage sur ce métissage de la culture créole au coeur d'un festival creusois ; ils y reviendront en 2002 et 2003. L'entreprise n'a pas été simple, et de toute évidence n'est pas close. Un autre intérêt de leur vaste enquête, au-delà des réactions émotionnelles et passionnelles, c'est de resituer cette "affaire des mineurs réunionnais" dans sa dimension historique, politique et sociologique. Et pour la conduire ils ne bénéficieront guère de l'aide publique. Toutes les archives leur seront systématiquement fermées, les privant des sources d'information administratives ou même statistiques.
Très vite ils se sont heurtés à des résistances. Et en tout premier lieu sur la qualification à donner à ce "départ" de quelques 1 600 mineurs réunionnais vers la métropole entre 1964 et 1974. Dans l'effervescence médiatique et éditoriale tout aura été dit : enfants volés, perdus, exilés, traite et esclavage d'enfants, déportation. Nos auteurs opteront pour la notion quasi administrative de "transfert". Et toute leur démonstration s'efforcera de valider la neutralité de ce concept pour désigner clairement la responsabilité de l'appareil de l'Etat. Il a été l'ordonnateur et l'organisateur de cet épisode douloureux pour tous les ex-mineurs transférés qui ont "survécu". En deux chapitres clés ils resituent ce transfert dans le projet politique de Michel Debré. Après avoir été le père fondateur des institutions de la Vème république comme Premier ministre du général de Gaulle, il est élu député de La Réunion en 1963. Avec sa conception jacobine de l'Etatnation il met en oeuvre le rêve gaullien de la plus grande France des années 60, celle des "100 millions de français de Dunkerque à Tamanrasset". Dès son arrivée sur l'île il crée le BUMIDOM (bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d'outre mer). L'avenir économique et social de La Réunion se joue dans cette grande France. Alors pour mettre un frein à son surpeuplement, pourquoi ne pas la faire contribuer au peuplement du territoire rural déserté de la métropole? Le Bumidom transférera ainsi 1600 pupilles réunionnais dans les départements de la diagonale du vide, et la Creuse en accueillera 215. Cette hypothèse de la migration pour "peuplement" n'est pas validée par le rapport de l'inspection générale de l'action sociale (IGAS) diligentée en 2002 par le ministère de l'emploi et de la solidarité pour faire face à la pression médiatique. Les inspecteurs de l'IGAS se livrent à une expertise approfondie mais timorée sur l'effet des procédures de protection ou d'aide à l'enfance en Creuse et à La Réunion. La conclusion de leur rapport reste très prudente et quelque peu partisane en affirmant que la migration des pupilles réunionnaises avait respecté "globalement la législation en vigueur".
A partir des bonnes relations qu'ils ont établies avec les associations réunionnaises tant en Creuse qu'à La Réunion les chercheurs ont collecté une soixantaine d'entretiens auprès des ex-mineur(e)s. Ils se sont aussi entretenus avec sept familles de La Réunion qui avaient vu ou laissé partir leurs enfants pour la Creuse. Mais une question demeure : comment doiton croire ou comprendre la mémoire reconstruite de ces récits de vie après quarante ans ?
Reconstitution d'autant plus délicate qu'après les épreuves d'une intégration institutionnelle et culturelle difficile et souvent traumatisante les repères identitaires se sont effacés ; selon la formule d'un Réunionnais de la Creuse : "on m'a effacé le disque dur". Ce travail de mémoire reste à faire. Et les associations anciennes ou nouvelles qui se sont constituées autour de l'affaire des Réunionnais n'ont pas la représentativité suffisante pour opérer ce travail de réconciliation ou de "résilience" collective. Il relève de la responsabilité politique de l'Etat. En attendant qu'elle se manifeste, en guise de conclusion les auteurs évoquent la mémoire des Réunionnais sous la forme mythique d'un conte de fées à la manière Perrault : "Comme dans la famille de Poucet et ses frères, ces enfants réunionnais sont trop nombreux. Trop de bouches à nourrir. On s'étonnera que le Bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps ; mais c'est que sa femme allait vite en besogne et n'en faisait pas moins que deux à la fois. Les pauvres parents bûcherons, quels que soient leur souffrance et leurs remords, sont obligés de se rendre à la raison : ils doivent s'en défaire. Malgré les protestations véhémentes de la mère. Ainsi durent se résigner bien des parents réunionnais. Avec moins de violence que la famille de Poucet puisque on n'envisageait pas de faire mourir leur progéniture et que l'on pouvait penser que c'était "pour leur bien". Leitmotiv d'à peu près tous les parents qui ont laissé partir ces enfants. Comme dans le Petit Poucet (cailloux blancs, puis miettes de pain), les efforts tentés parfois par les enfants transférés pour retrouver leurs famille n'ont pas été couronnés de beaucoup de succès. Les oiseaux ont mangé les miettes de pain, les courriers ont été souvent interceptés, dans un sens comme dans l'autre, quand courrier il y avait. La rupture a été organisée. Ainsi les pupilles n'avaient plus comme choix que d'affronter l'Ogre. Paradoxalement, c'est chez lui que Poucet et ses frères trouvent chaleur et nourriture, mais c'est chez lui que leur existence sera mise en danger. A La Réunion et en Creuse, l'Ogre est multiforme. On peut dire qu'il sera l'Etat dans tous ses états : les politiques, les administrations, les procédures, les dispositifs. Un monstre. En tout cas, on ne l'affronte pas facilement à mains nues. L'Ogre a une Ogresse qui lui obéit, collabore, mais fait également le peu qu'elle peut pour protéger ces enfants perdus. On peut y reconnaître, pour partie, le foyer de l'enfance, certains travailleurs sociaux, certaines familles d'accueil. Et puis bientôt le Petit Poucet ne peut plus compter que sur ses propres forces et sa ruse pour s'en sortir, sauver ses frères et tenter d'échapper à l'Ogre. Ils y parvinrent. Ils survécurent. Ainsi firent les Creuso-Réunionnais".
Comme dans tous les contes il y a plusieurs fins possibles. Laissons à chaque lecteur la liberté de choisir la sienne.
Alain Carof
"Tristes tropiques de la Creuse". Editions K'A, septembre 2004, 210 p., 20 €