Le sous-titre de l'ouvrage d'Alice Raybaud, jeune journaliste au Monde, éclaire son propos et les échos qu'il peut susciter sur le Plateau : « Des liens politiques, des lieux de résistance ».
L'auteure a 26 ans, et le mentionner n'est pas anodin. C'est dire qu'elle a une sorte de familiarité avec le sujet qu'elle traite car, si elle consacre tout un chapitre aux femmes de la maison des Babayagas de Montreuil qui, à plus de 80 ans, décident de vieillir ensemble, l'essentiel de son ouvrage est alimenté par des exemples de jeunes gens qui ont en général entre 20 et 30 ans. Son propos et son enquête partent d'un constat : la survalorisation du couple romantique qui « représenterait l'unique façon de cheminer avec d'autres dans l'existence ».
Hors du couple et de la famille, point de salut ? Certainement pas, proclame-t-elle s'appuyant sur les nombreuses rencontres qu'elle nous rapporte où l'amitié perdure au-delà de l'enfance et de l'adolescence (les seules périodes où elle semble correspondre à une phase « normale » d'épanouissement) et où elle construit même un lien fondamental. Parfois résumée à une relation à deux – jusqu'à ces exemples extrêmes de couples amicaux qui décident de faire un enfant sans histoire sexuelle et amoureuse au sens traditionnel du mot – mais le plus souvent déclinée au pluriel, l'amitié raconte des histoires de confiance, de solidarité ou de connivence dans lesquelles Alice Raybaud perçoit « une dimension libératrice puissante » et « une force de dissidence et d'émancipation ». La multiplication récente sur le Plateau de collectifs en tous genres (dans tous les sens du terme) ou de colocations qui vont bien au-delà du seul partage économique d'un toit, fait écho aux différents chapitres du livre, en particulier ceux qu'elle consacre à « la bande queer », aux « copines de lutte » ou à ces tenants de « bases arrière pour temps tourmentés » qui cherchent à « contre-produire » ou à « bâtir des mondes plus fertiles ».
Le collectif de la Tête-bêche dans le Finistère, le Jardin des passages dans le Cantal, un collectif de vie en Isère, les bandes de « colleureuses » féministes, etc. montrent que « vivre entre ami.es invite ces groupes à réfléchir à une organisation sociale sur mesure, ce qui débouche souvent sur de nouvelles formes d'utopie politique. » A minima précise Alice Raybaud, « si l'idée de vivre collectivement n'est pas votre tasse de thé, penser la vie à l'échelle d'un groupe d'ami.es plutôt qu'à l'échelle du couple peut permettre d'imaginer une autre organisation, à certains égards moins absurde, de nos espaces comme de la gestion du quotidien. »
Elle-même se confie dans le livre en regardant ses propres ami.es s'engager dans des carrières ou des vie familiales qui pourraient les éloigner, voire les séparer : « Ces temps-ci, je ne peux m'empêcher de ressentir un grand stress en nous envisageant in fine tous et toutes isolé.es, en sachant la tournure des décennies qui se profilent. » Elle n'est sans doute pas la seule à avoir cette crainte et elle perçoit dans ce « retour de l'amitié » dont son livre est une analyse mais qui pourrait être aussi le catalyseur de sa prise de conscience, une promesse joyeuse pour un avenir plus serein et radieux. Un phénomène peut-être encore marginal mais néanmoins suffisamment repérable pour que la journaliste puisse y consacrer tout un livre. Pour elle « prendre soin » de toutes les amitiés est politique. « Donnons-nous, ensemble, les moyens de déployer nos galaxies. Revigorons-nous au foyer brûlant de nos amitiés, renforçons-nous sous leur regard protecteur. Reconstruisons autrement depuis leur antre. Là résident nos révolutions ».
Michel Lulek