“Faute d’une pratique élargie du petit monde où j’évoluais, de temps, aussi, j’ai méconnu ou manqué ceux qui en avaient quelque idée. Je songe au salarié agricole qui dirigeait la section locale du Parti Communiste et qui, pour le peu que je l’ai fréquenté, m’inspirait de la sympathie. Il ne distinguait pas. Il traitait des autres, y compris les enfants et les adolescents, sans hauteur, en égaux - “Salut, jeunesse ardente et généreuse“ ! Il tenait pour des atteintes personnelles les agressions répétées contre des gens dont nous séparaient des milliers de lieues, affrontait, physiquement s’il le fallait, la gendarmerie mobile lors des grèves, des manifestations. J’étais pour les rejoindre, lui et la petite société farouche, bien résolue, qui se réunissait à intervalles réguliers dans une petite maison triste, au fond d’une petite rue encore plus triste, à l’écart du boulevard, lorsqu’il a pris fantaisie à mon professeur de lettres de m’expédier aux cinq cents diables, pour étudier les lettres.
Si quelqu’un avait le fin mot de l’affaire, c’était lui, et pour deux raisons. La première, c’est qu’il était ouvrier dans une entreprise d’horticulture. L’autre, qu’il se réclamait du matérialisme historique. Or, c’est sous la plume de Marx qu’on trouve l’explication achevée, scientifique de la formation de la valeur dans les deux secteurs de la production, industrielle et agricole, où elle obéit à des lois contraires. Dans le premier, ce sont les utilités obtenues à moindres frais qui fixent le prix du marché, dans le second, les plus onéreuses parce que les “bonnes terres“ ne suffisent pas à fournir les deux quintaux de blé par personne et par an qui couvriront les besoins. Il faut en cultiver de “moins bonnes“ qui, à rendement égal, réclament un surcroît de travail ou, pour un travail équivalent, livrent un produit moindre. Celui-ci doit être vendu à sa valeur, sans quoi ses producteurs ne pourraient subsister et la famine s’installerait dans le pays. Mais il ne laisse aucun surplus. En revanche, celui des “bonnes terres“, qui s’écoule au même prix, procure un profit à leurs propriétaires. C’est la rente foncière différentielle.
Quel rapport entre ces vastes abstractions et les réserves vétilleuses que m’inspirait l’univers de mes éveils ? Je ne l’ai compris qu’après, au loin, lorsque Das Kapital m’a passé entre les mains, le livre quatrième, le tome second, surtout, qui sont consacrés à la plus-value et qui n’étaient pas encore traduits en français lorsque, à trois ans, à six et à seize, je me demandais ce qui pouvait bien se passer et que personne, à ma connaissance, n’en avait la moindre idée. Nous étions les otages des “moins bonnes terres“ de l’économie politique. J’avais entendu dire, un jour, qu’elles livraient quatorze quintaux de seigle à l’hectare, quand elles voulaient bien donner autre chose que des fougères, de la bruyère et de l’ajonc. Ce que j’ignorais, c’est que les bonnes en produisaient cent et plus, de pur froment, sur une même superficie. Et alors ? Eh bien, en l’absence de surplus, de gain, il était impossible de financer les travaux d’embellissement, de payer, je l’ai dit, les services de virtuoses, d’artistes, de poètes qui auraient décrit, en vers ou en prose, le décor de nos jours, reproduit nos paroles, exalté nos actes, nos usages, peint nos gestes et nos visages. La sous-préfecture natale témoignait, à sa manière resserrée, affligeante, de la pauvreté de l’arrière-pays rural et, en dernière instance, de la détermination économique de la vie, des humeurs, des pensées.