Ali Mimoun Ould Kacha est né le 1er janvier 1921 dans la région d’Oran, en Algérie, alors sous domination française. Il a très jeune une volonté farouche de s’intégrer à la société française. « Indigène », fils d’un ouvrier agricole et d’une tisserande, ce bon élève (« Certif » avec mention bien) ne peut accéder à l’École normale, réservée aux enfants de colons. Ne pouvant devenir instituteur comme l’aurait souhaité sa mère, il lui reste l’armée qui accueille plus facilement les jeunes Algériens que l’administration coloniale. « Je rêvais de la France devant des cartes de géographie… Je voulais la connaître comme on a le désir d’une belle fille. Ses couleurs inspiraient chacune de mes actions. Le seul moyen de la rejoindre, c’était l’armée. »
Dès 1939, à 18 ans, il s’engage dans un régiment de tirailleurs algériens. Il participe aux combats sur le front belge en 1939-1940, en première ligne et dans des conditions terribles, comme c’est le cas pour beaucoup de coloniaux. Après la débâcle, il intègre comme démineur le 19e régiment du génie d’Alger. Il participe aux effroyables combats de l’hiver 1942-1943 contre l’Afrika Korps de Rommel, notamment à la bataille d’El Guettar : « Nous étions équipés comme des loqueteux. Le froid, le froid… On couchait dans des tranchées, on se grattait et on était envahi de scorpions. On s’équipait avec ce qu’on prenait sur les Allemands. Ce n’est pas connu ce qu’on a fait là-bas ! » Il montre un courage et une volonté d’acier. Il participe aux combats d’Italie de 1943, sous les ordres de Juin : « Là, j’ai vu l’enfer. » Blessé au pied à Monte Cassino, un chirurgien de l’hôpital (dévasté) de Naples le sauve de l’amputation. Il participe encore au débarquement de Provence en 1944, Marseille, les Vosges, le Rhin et l’Allemagne où il prendra part à la dislocation des dernières unités de l’Axe.
Ce qui l’a marqué, c’est le sort des hommes, des « troufions », des petits. Quatre soldats font exploser une mine lors d’un bivouac : « Quatre petits Français qui étaient allés se battre pour la France, qui étaient passés par l’Espagne, par l’Afrique du Nord, par l’Italie, pour débarquer sur une plage de Provence et mourir là, en réchauffant leur gamelle… J’en pleure. » Mais chez lui, nulle haine de l’autre : « Sur le Rhin, à Spire, il y avait des prisonniers allemands qu’on ramenait dans des barges… Ce n’était pas des SS… Ils n’avaient pas de gilet de sauvetage et les barges, prises dans le courant, ont chaviré… Tous noyés… Ça m’a marqué, ces pauvres soldats alors que pour eux la guerre était finie. »
Il sera démobilisé en 1946. Mais l’armée française n’est guère reconnaissante avec ses « enfants » des colonies. Alors qu’il aurait pu prétendre à être officier s’il avait été « français », il n’obtiendra que le grade de caporal. Il s’installera à Paris, avenue Simon Bolivar (XIXe), dans un modeste deux pièces. Il sera plus de dix ans garçon de café. C’est pour lui, déjà, « une chance», lui qui n’est encore pour beaucoup qu’un « bicot ». Il fait franciser son prénom en Alain. Sa brutale carrière militaire ne lui aura apporté que douleurs et blessures. Cependant, elle lui fit découvrir ce qui sera le cœur de sa vie : le sport, et en particulier la course à pied.
Il découvre l’athlétisme dès 1939, à Bourg-en-Bresse où le président du club local, Henri Villard, lui conseille le demi-fond. Il remporte l’année même le titre de champion départemental de l’Ain sur 1 500 m, inaugurant ainsi un palmarès encore à ce jour inégalé. Il se met également au cross-country, dont il remporte le championnat d’Afrique du nord en 1942. Sa volonté farouche l’entraîne vers les distances longues, 5 000 et 10 000 m principalement.
Pour lui, jamais de repos. Ce sont les chemins boueux des cross l’hiver, les routes des courses de village et la cendrée des pistes l’été. Mimoun allait dominer le fond français pendant deux décennies, mais il tomba vite sur un « couac » au niveau international. Dès 1947, il rencontre le coureur tchèque Emile Zatopek, un athlète surdoué. Aux JO, aux championnats d’Europe, il fut un éternel et glorieux second. Il cumule tout de même trois médailles d’argent en deux olympiades (1948 et 1952). Ces courses deviennent vite des duels, toujours à l’avantage du Tchèque, qu’il ne battit qu’une fois, à Melbourne. Il parlera d’« une bataille de dix ans », de « combats de titans », « Dieu me l’a donné celui là », « il m’a fabriqué », « personne ne peut battre Zatopek, il est trop fort pour nous ». Ils se bagarraient littéralement en course, jusqu’aux coups de coudes, mais tombaient immanquablement dans les bras l’un de l’autre une fois la ligne franchie.
Au strict niveau athlétique, Mimoun n’est pas, contrairement à Zatopek, un coureur élégant. Son style est rugueux, chaotique, sa foulée courte. Il court le bassin très bas et son visage est souvent déformé par l’effort. Son endurance, sa capacité à tenir des trains redoutables et son obstination paient et paieront longtemps. Le 1er décembre 1956, Mimoun devient champion olympique du marathon sous le soleil de plomb de Melbourne (plus de 35 °C à l’ombre, c'est-à-dire près de 50 en plein soleil !). Il succède, à 35 ans, à son ami Emile Zatopek, vainqueur en 1952, et à son compatriote Ahmed Boughéra El Ouafi, premier athlète africain à remporter ce titre en 1928, à Amsterdam et qu’il fit réhabiliter. Cette course est un moment d’histoire de l’athlétisme. À une époque où le sport est encore peu médiatisé, ses contemporains seront marqués par son foulard et son dossard n°13. À mi-course il est en tête, Zatopek est en méforme, ses adversaires exténués. Personne ne prendra plus le relais. Il termine seul les vingt derniers kilomètres et s’adjuge le titre dans le temps de 2 h 25. Malgré son âge il défendra son titre à Rome en 1960, où il a vu avec bonheur gagner Abebe Bikila, qu’il admirait. Il a été titré 32 fois champion de France (record toujours valide) du 5 000 et du 10 000 m, du marathon et de cross-country. Il continua la compétition au niveau national très tard, à plus de 50 ans. Malgré sa longévité, il ne fit jamais pâle figure même face à des athlètes bien plus jeunes (il détient encore les records vétérans des 5 000 et 10000 m). En 1979, à 59 ans, il s’aligne encore au marathon de Paris, qu’il termine vaillamment.
L’amitié qui unit Mimoun et Zatopek est si l’on peut dire une des plus belles images de la Guerre Froide, de celles qui sont mises en avant. Deux fils « de peu », deux militaires (mais Zatopek était colonel). Zatopek le communiste et Mimoun le gaulliste. C’est d’ailleurs bien plus qu’une amitié ; Mimoun dira de lui qu’il était son « frère ».
Son titre olympique fait s’envoler sa notoriété. Il devient vite un homme respecté et admiré de tous. Quand les gens croisaient un coureur ou un cycliste, on entendait immanquablement un « Allez Mimoun ! », comme plus tard on criera des « Allez Poupou ! ». Un champion populaire, comme le sera Colette Besson, la « petite sœur des Français », qu’il adorait. Il détient un autre record, qui n’a rien de sportif celui-ci. Il a reçu les quatre ordres de la Légion d’honneur, de quatre présidents de la République différents : René Coty, Georges Pompidou, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Depuis la fin de la guerre, Mimoun est un fervent gaulliste, même sous la IVe République, quand le Général n’a guère le vent en poupe. Il l’admira toujours et sans aucune hypocrisie ni carriérisme. Pour lui, de Gaulle, c’était la Libération et aussi, peut-être surtout, celui qui sut mettre fin à l’effroyable guerre d’Algérie, qui fut une guerre de libération mais aussi un combat fratricide. Puis ce fut Chirac, qu’il rencontra fréquemment en Corrèze. Mais, là encore, aucun sectarisme chez lui. En 1974, alors qu’il est en train de courir au parc de Vincennes avec une demi-douzaine d’athlètes, il aperçoit Georges Marchais qui promène son chien. Il trottine alors vers lui et se met au garde-à-vous : « Je me mets au garde-à-vous… C’est dans la peau ça… C’est du respect pour des personnages comme lui… » Marchais semble impressionné et flatté. « Je suis content de vous saluer monsieur Marchais ! Politiquement, on n’est pas du même bord, mais moi je vous aime bien ! » Mimoun était quelqu’un de très protocolaire, pour lui, Marchais, plus que le dirigeant du PCF, c’est le député, un représentant de la nation. Il lui dit alors : « Mais Mimoun, qu’importe que nous ne soyons pas du même bord ! C’est vous la France. » Pour lui c’était plus qu’un compliment, une reconnaissance de ce qu’il était, de cette vie qu’il s’est construite, par l’effort, par le courage, par la persévérance.
Il s’est toujours voulu français, a toujours voulu adhérer à la « Nation France » et il disait joliment : « la France, cette si belle fiancée. » Contemporain de la lutte des Algériens pour leur indépendance, il ne prit jamais parti. Il considérait l’Algérie comme sa patrie de cœur, même si ses positions politiques le rendirent persona non grata sur l’autre rive. Il était désolé de voir ses « frères » et les Français se déchirer. Une de ses sœurs était d’ailleurs mariée avec un virulent militant parisien du FLN. Il n'est revenu sur sa terre natale qu'une seule fois, en 1988, pour voir une dernière fois sa mère. Pour lui, l'attachement à la France prit plusieurs formes : son engagement comme soldat, sa fierté de porter le maillot de l’équipe de France (il fut 86 fois international, encore un record inégalé), sa conversion au catholicisme en 1955 qui était tout sauf hypocrite. Paradoxalement, il ne devint réellement Français qu’en 1963, ce fut son choix. Ses papiers portant jusqu’à cette date la mention : « ressortissant d’Algérie résidant en France ». Il aurait légalement pu être Algérien. Il devient Français par choix.
Sa notoriété lui permet de lancer la création d’un centre d’entraînement sportif national à Bugeat, remarquable équipement sportif pour la région avec une piste de 400 m en synthétique dans l’air pur et presque montagneux du Plateau (le stade se nomme maintenant : « Espace 1000 sources Alain Mimoun »). S’il choisit Bugeat c’est parce que sa femme en est originaire, mais aussi parce que l’air et le paysage lui rappellent la Finlande où il allait fréquemment s’entraîner. On ne compte plus les rues, les écoles et surtout les stades portant son nom (une centaine !). Décédé le 27 juin 2013, il a eu droit à un hommage national. Son cercueil fut exposé aux Invalides. Le président en exercice – corrézien d’adoption comme lui – fit un discours en l’honneur du « caporal Alain Mimoun », ce qu’il aurait aimé entendre. Il est inhumé dans une chapelle du cimetière de Bugeat où il repose au côté de sa femme.
Franck Patinaud