Que dire de la notion de développement durable si ce n'est qu'elle est trop souvent mal définie et que très peu de gens en comprenne le sens. Il semble, après lecture de l'article de Jean-François Pressicaud dans le dernier numéro d'IPNS, que ce soit malheureusement le cas de Georges Pérol. Cela m'attriste fortement, d'autant plus au vu des fonctions occupées par ce Monsieur. Il est évident que le développement durable ne peut s'assimiler à une "économie durable". Un territoire ne peut se résumer à sa simple composante économique. Bien qu'il soit certain qu'il doit être viable économiquement pour pouvoir fonctionner correctement, il n'en reste pas moins qu'il existe essentiellement parce que ses habitants se l'approprient. Et ce phénomène d'appropriation passe avant tout par un dynamisme social et culturel avéré, ainsi que par une véritable sensibilité environnementale. Il me parait insensé que le Vice Président du Conseil Général de la Corrèze et du Parc Naturel Régional de Millevaches en Limousin n'en ait pas pris conscience.
La suite de l'article est édifiante. Cet homme d'expérience, possédant une influence conséquente du fait de ses fonctions, en vient à opérer, à l'échelle du département de la Corrèze, une distinction territoriale digne d'intérêt. Selon lui, seuls les territoires qui, à l'heure actuelle, disposent d'un potentiel de croissance économique à court terme, vont être amenés à se développer. D'emblée, deux questions me sont venues à l'esprit : quel avenir réserve-t-il pour les autres territoires, et notamment celui du Plateau de Millevaches ? En outre, en quoi peut-on appliquer l'adjectif durable à ce type de développement, ou plutôt à ce type d'économie, pour reprendre l'expression de l'intéressé ?
M. Pressicaud semble s'être posé les mêmes questions que moi, ce qui me rassure fortement. Je ne suis pas seule à rester perplexe devant l'avenir que nous proposent de telles personnes. Le fatalisme évident dont Monsieur Pérol fait preuve à l'égard du Plateau de Millevaches ne risque pas de servir son territoire. Ce genre d'attitude freine, justement, un certain développement qui, comme le précisait J.-F. Pressicaud, n'apparaît pas encore dans les statistiques. Quoique cela ne soit pas si sûr.
Des études ont été récemment menées sur un phénomène grandissant : l'arrivée de nouvelles populations dans les milieux ruraux profonds. La question de l'habiter est, pour nos sociétés modernes, une problématique essentielle. En effet le lieu, le cadre de vie ont sensiblement pris de l'importance dans les mentalités actuelles. C'est son lieu de vie qui, de plus en plus, détermine le bien-être d'une famille. Elle prend soin de bien le choisir selon ses aspirations. Actuellement, une tendance générale voudrait que ce soit vers lemilieu rural que se tournent principalement les désirs résidentiels : à distance de la ville, il semble offrir des espaces vides, quasiment vierges, infinis.
L'ampleur de ce "retour à la terre", comme on l'appelle parfois, dépasse dans bien des régions le niveau d'un simple phénomène épisodique. Une enquête IPSOS réalisée en juin 2003 et se basant sur la définition statistique de l'INSEE (est considérée comme néo-rurale toute personne habitant la commune depuis moins de 5 ans et dont le précédent lieu de résidence se situait à plus de 50 kilomètres) a dénombré plus de deux millions de néo-ruraux. Des estimations plus anciennes ont montré que dans la période intercensitaire 1982-1990, environ deux millions de personnes s'étaient aussi installées en milieu rural. Il est bien entendu très difficile d'obtenir des chiffres concrets, précis, sur l'ampleur de la mouvance néorurale. Mais nous ne pouvons, sous ce prétexte, faire abstraction de cette réalité : le néo-ruralisme est un phénomène de société de plus en plus marqué et marquant. Il alimente de nombreux articles de journaux. Il révèle notre changement de regard sur la campagne, sur le monde rural. Il est le témoin du rêve entretenu par beaucoup de se "mettre au vert".
L'arrivée de populations nouvelles sur le Plateau de Millevaches, et dans la région, n'est pas un phénomène nouveau, mais son accentuation est récente. Ce phénomène permet, depuis peu, de combler un tant soit peu le déficit démographique que l'on observe en Limousin. Ces nouveaux arrivants sont d'autant plus intéressants qu'ils sont jeunes : jeunes parents, jeunes actifs, etc. Bernard Kayser, grand spécialiste des milieux ruraux et de la mouvance néo-rurale, écrivait déjà en 1989 : "Ce qui est sûr, c'est que la concomitance, au moins approximative, du renversement démographique dans la plupart des pays industriels oblige à y voir bien plus qu'un phénomène superficiel ou passager. Ce qui est sûr, de la même façon, c'est que l'inclusion, dans l'ensemble touché par ce processus, de zones et lieux très dispersés et différenciés fait de ce qui pourrait apparaître localement comme accidentel un véritable phénomène sociétal" .
Du fait de son importance, le phénomène néo-rural ne reste donc pas sans impact sur les territoires concernés par de nombreuses installations. Il présente l'intérêt de contribuer à la revitalisation de régions rurales souvent vidées de leur substance par un exode rural séculaire et, progressivement, transforme assez profondément les mentalités et les conditions de vie dans ces régions dont certaines semblaient jusqu'à maintenant vouées à une désertification sans recours. Néanmoins, il a trop longtemps été considéré comme marginal, notamment par l'Etat, les régions, les communes. Encore maintenant, beaucoup d'hommes politiques, de tous niveaux et de tous bords, ont du mal à en saisir l'importance.
L'arrivée de nouvelles populations et activités constitue un réel enjeu pour l'avenir de ces territoires. Or, il est nécessaire d'appuyer sur le fait que plusieurs problèmes globaux subsistent quant à la mise en place d'une politique d'accueil globale et efficace. Selon moi, le rôle des collectivités territoriales est majeur. Sans elles, seules quelques actions à petite échelle, provenant d'initiatives locales, peuvent être entreprises. Il faut donc qu'elles se sentent de plus en plus impliquées dans ces problématiques d'accueil et qu'elles surmontent plusieurs écueils. Un engagement volontaire et dynamique de la part des collectivités territoriales semble indispensable. Il faut lutter contre l'immobilisme, et le fatalisme, des administrations et des élus. La situation même du territoire lui impose de se donner les moyens de mener une action déterminée et efficace. Pour cela, il faut que les administrations croient en un bel avenir possible pour le Plateau de Millevaches, en un potentiel de développement de la région qui mérite d'être exploité. Sans cette croyance, il y a peude chance que les acteurs se sentent concernés par l'avenir de leur territoire.
En outre, il me semble utile de revenir sur le fait que ce potentiel de développement ne doit pas être perçu comme un développement économique. Au contraire, il serait préférable de miser sur un développement social et culturel du territoire, fondé sur une démarche de préservation de l'environnement et ce, pour deux raisons : les espaces naturels constituent un capital non négligeable, qui peut constituer une solide base dans la construction d'un développement économique respectueux des milieux environnants ; de plus, c'est en misant sur l'accueil de nouveaux habitants, la consolidation de la solidarité entre personnes, l'extension du tissu associatif et la valorisation du patrimoine culturel, qu'il sera possible de renforcer le sentiment de bien-être des habitants. Et c'est bien ce sentiment qui, conditionnant la sensation d'appartenance à un territoire, permet de faire vivre ce même espace, que l'on peut alors qualifier d'"espace vécu", selon l'expression d'Armand Frémont, géographe émérite. Comment qualifier un territoire qui vit si ce n'est de développé ? Et je mets au défi M. Pérol de m'affirmer que le Plateau de Millevaches n'est pas un territoire plein de vie.
Oser se détacher de l'idéologie capitaliste prégnante afin d'imaginer un développement centré sur le bien-être des populations et intégrant, de fait, trois dimensions : sociale, environnementale et économique, c'est cela le développement durable, et certainement pas, comme voudraient nous faire croire certaines personnes, l'application de la logique capitaliste accompagnée de quelques actions à visée pseudo environnementaliste qui aboutissent bien plus souvent à figer les paysages plutôt qu'à les préserver.
Sylvie Méray