Depuis quelques temps déjà, Armand Gatti revient à la Montagne limousine, sur le plateau de Millevaches. Cet été 2005 encore, en début juillet, Gatti est venu, d'un saut, quelques heures à Tarnac rencontrer et sentir vibrer en lui la vie et la verticalité de "ses morts", de ses arbres….
Il y retrouve une terre-famille, celle qui l'a accueilli, recueilli, planqué à dix huit ans, en 1942 au temps pionnier de la Résistance. Rude terre hospitalière, couvert de la forêt de la Berbeyrolle inspiratrice d'où il a été vite arraché par les forces vichystes ; puis la prison, la déportation…. Terre-famille à laquelle il ne peut que se reporter irrésistiblement, se reconnectant aux ombres intimes de l'inimaginable chemin vital du fugitif errant à pied depuis le nord de l'Allemagne. Longue marche de cet hiver 1944, pavée de mille peines, par laquelle Gatti, évadé de son camp de concentration, dans un effort inouï gagne une deuxième fois sa citadelle limousine.
Et l'évadé trouve à nouveau Pierre Hélie et les siens, la Berbeyrolle, le Grand maquis, Guingouin-Raoul. Puis c'est l'envol, la Libération, les voyages dans les insurrections du monde, l'écriture d'une parole combattante et attentive sans promesse…
Mais, toujours, le retour aux mille sources de la forêt et du plateau limousin : pays constitutif, lieu reconstituant, où l'Homme-paysan en Gatti rejoint familièrement l'Univers et ses forces indicibles, comme le suggère le dernier ouvrage d'Auguste Blanqui, L' Eternité par les astres. Automne 2005 : Hélène Châtelain reçoit à La Maison de l'Arbre à Montreuil trois animateur(e)s du cercle Gramsci de Limoges. L'idée vint alors de proposer à Gatti une lecture publique sur le plateau de Millevaches. Rejoint par Hélène dans la maison familiale piémontaise, Armand Gatti accepte avec joie l'invitation.
A peine revenus d'Italie, voilà nos deux infatigables ami(e)s dans le train de Limoges. Nous sommes le 29 octobre, Guingouin est mort depuis quelques heures. Gatti l'apprend sur le quai de la gare des Bénédictins ; une émotion intense et discrète l'étreint. Mais nous prenons la route pour Gentioux, et voici la salle des fêtes où la "lecture"-repas auberge espagnole-veillée avec Gatti a été soigneusement arrangée par nos camarades du Plateau.
Nous étions près de cent ce soir là pour un moment extraordinaire. Il fut question, pêle-mêle, de la Résistance, de Georges Guingouin/Raoul, de la Chine de la Longue Marche, de physique quantique... Gatti nous conta des malheurs que nous ne soupçonnions pas en nous : la violence et la séparation qui nous habite à cause de nos représentations du monde fondées sur une " connerie grecque ", la géométrie d'Euclide. Celle qui a inventé par commodité la droite (et la gauche !), cette figuration qui lacère comme un coup de couteau mais ne correspond à rien de vrai, de vivant : où est la courbure, alors ?
Il est donc des représentations - des idéologies- qui mutilent en voulant à elles seules capturer le monde en totalité, à en réduire les dimensions, à en inscrire des limites au moyen d'axiomes. Elles s'appellent la géométrie, l'économie, la technoscience, la religion, les sigles… et coupent les humains de la (leur) nature, de l'Univers. Alors, attention ! Au commencement était le verbe et dans les sociétés humaines les paroles font révolution ou enfermement, selon leur caractère.
Car il est d'autres conceptions et cultures - avec leurs langages - issues de pratiques, plus concrètes (la récolte, les saisons..), plus imaginatives, plus relatives et faisant passerelle avec la nature, l'univers, qui nous permettent d'entretenir d'autres relations avec le temps, l'énergie, l'espace, soi-même, les autres... Gatti nous invite à les chercher, à les découvrir, à les apprendre, à les croiser, à traverser leurs langages. Il nous en envoie, à la volée, quelques belles illustrations. Ce sont : les groupes -mathématiques- d'Evariste Gallois, l'art des jardins zen ; les idéogrammes ; le cinquième point cardinal chinois - le milieu ; "la rencontre à un moment donné d'élément sonores et rythmés, donc la notion de musicalité telle que l'entendait Mallarmé" ; la physique quantique ("les incertitudes d'Heisenberg, ce qui me parait capital au sort du monde")…
Puis d'un coup, après de longues digressions dont le secret est d'enrichir son discours sans jamais en perdre le fil, le poète nous invite à une ré(in)surrection passionnée de Roger Rouxel : Roger, son double, jeune résistant lyonnais du groupe Manouchian, fusillé, lui, à dix-neuf ans, dont la dernière lettre, à Mathilde, est une lettre d'amour admirée par Thomas Mann.
Mais encore un fois, avant même de commencer sa lecture, Gatti bifurque. Il nous désigne une autre situation, emblématique de la condition humaine : la déportation, qui l'habite. Et il nous mène vers d'autres lieux, d'autres personnages majeurs sur la carte de sa propre aventure : le camp de Compiègne d'où partait tous les convois de déportés de France, Primo Lévi, Auschwitz, et même Nietzsche qui vécu des scènes de déportation en tant qu'infirmier dans un convoi de blessés durant la guerre de 1870.
Gatti veut que l'humanité s'enrichisse en s'ouvrant délibérément aux damnés de la terre -condamnés, internés, déportés, relégués, loubards. Pour cela il faut forcer les barrières, trouver des voies leur permettant de participer à la création ; de contribuer à l'art. Il rappelle que même sous le nazisme il y eut, dans les prisons et les camps allemands, des créations artistiques - opéras, peintures… Cette matérialisation de la volonté d'arrachement au travail forcé, à l'asservissement, à l'enfermement, à l'idée d'une mort prochaine doit être considérée dans toute sa grandeur, c'est-à-dire comme proprement humaine.
Hélène Châtelain intervient à son tour. Elle nous dit que (pour elle et Gatti) l'idée de revenir ici, en Limousin, sur le plateau de Millevaches, datait d'environ 10 ans, alors qu'ils étaient venus monter dans la région la pièce de Gatti L'Enfant Rat et avaient fait déjà à Tulle et à Limoges de belles rencontres. "Il fallait revenir ici, confie-elle, au 'trou de la Berbeyrolle', pour retrouver 'la conjugaison des mots de la Résistance' que la pratique à répétition des commémorations a pétrifiée.
Pour cela nous avons le très profond désir de fonder ici un lieu de rencontres, d'échanges, de pensée, de création, de partage : un espace naturellement en lien avec les thèmes et questions qui fécondent l'écriture de Gatti, en particulier aujourd'hui. Bien entendu, ce projet ne peut exister que s'il s'appuie sur les désirs et la volonté des gens qui travaillent ici depuis des années, dans cet 'espèce d'humus historique' si particulier que nous cherchons à comprendre".
Avant d'aborder un repas commun émaillé de mille discussions, dont les éléments apportés par chacun avaient été disposés sur une grande table, Gatti nous raconte l'histoire des Femmes en noir de Tarnac. Il s'agit pour lui d'un des plus grands moments de la Résistance.
Cela s'est passé pendant la dernière guerre. Huit jeunes étudiants alsaciens réfugiés à Clermont-Ferrand étaient venus en gazogène, accompagnés de leur chien, rejoindre le maquis sur le plateau de Millevaches.
Arrivés aux abords de Tarnac, il furent arrêtés et abattus par un groupe des forces de l'ordre de Vichy. Après avoir embarqué les corps, dont celui du chien, la troupe vichyste se rendit à la mairie de Tarnac. L'officier ordonna alors au maire de faire creuser huit trous dans le cimetière pour le lendemain matin. Le maire chercha tous les prétextes pour éviter la corvée, mais finit par obtempérer.
Mais quelle ne fut pas la "surprise" des hommes de main de Pétain quand ils virent le lendemain, dressées derrière chacune des huit fosses, huit femmes entièrement revêtues de noir.
En une nuit, malgré les graves restrictions et pénuries de l'époque, ces huit femmes de Tarnac avaient récupéré, habits, voiles et chaussures pour se draper de deuil.
Devant ce spectacle les soudards s'enfuirent et allèrent plus loin dans un bois décharger les cadavres auxquels ils mirent le feu.
Ainsi, sans arme, par la force de leur seule présence et de leur courage, huit femmes avec la complicité de tout le village ont mis en fuite un groupe armé assassin à la botte des nazis.
Francis Juchereau