Libanais par ses racines ; français par sa culture et québécois dans son engagement d'homme de théâtre, Wajdi Mouawad est devenu incontournable pour qui souhaite aujourd'hui comprendre le désastre de l'urbanisme industriel à Aubusson. Fréquemment invité comme créateur et metteur en scène dans le cadre du festival des francophonies il est connu et apprécié des spectateurs du Théâtre Jean Lurçat. Au cours de la saison 2003/2004 il est accueilli en résidence d'écriture par la Scène Nationale. Avec "Silence d'usine, paroles d'ouvriers" il donne la parole aux licenciés de Philips. Avec une intensité dramatique il fait remonter l'authenticité de leurs souvenirs à partir d'interviews d'une rare qualité émotionnelle. On ne quitte pas indemne cette blessure douloureuse de la mémoire ouvrière, réalisée dans un ancien atelier de l'usine. La représentation de ces entretiens a été programmée deux fois en 2005. Ils seront rassemblés dans un ouvrage à paraître prochainement avec des photographies réunies par l'association des anciens ouvriers de l'usine Philips. Wajdi Mouawad nous livre ici comment il a été saisi presque subrepticement, puis taraudé et submergé par le traumatisme du séisme qui a ébranlé la cité tranquille en 1987.
Patrick Le Mauff, directeur du festival des francophonies s'est refait comédien pour restituer toute la charge émotive de ces interviews. Avec " La grosse pierre " il exprime tout le travail à entreprendre sur soi pour faire mémoire d'un événement douloureux dans une vie d'homme ou de femme. Il faut soulever la grosse pierre pour en saisir et en transmettre toute sa signification sociale.
La nature aime se cacher. Dans les interstices du visible, il y a les douleurs et les aventures vécues par les autres. La parole, en ce sens, devient par moment, l'unique outil, pince effrayante, pour ramener à la surface la douleur. Ainsi avec les anciens ouvriers de l'usine Philips d'Aubusson. Aujourd'hui fermée, cette explosion au centre de la ville a créé un cratère. Mais ce cratère est invisible pour le visiteur inattentif car trop occupé. Trois années durant je suis passé en coup de vent en cette ville pour y présenter des spectacles et jamais je ne l'avais aperçu ce trou. Il a fallu une rencontre, un hasard, un arrêt pour que cela me saute à la figure. Des gens, ici, ont perdu dignité et fierté. Ils ont longé les murs honteux et souffrant. Silencieux. Dans le silence terrifiant d'avoir raté sa vie. C'est comme si, en vous déplaçant d'un pas sur le côté, vous voyez le vrai paysage et alors, il ne vous reste plus aucun choix. Aller sonder le terrain pour comprendre pourquoi vous n'avez rien vu. Les entretiens ainsi menés avec une douzaine d'anciens ouvriers m'ont permis de me crever les yeux pour accéder à une nouvelle vision. Je les en remercie.
Wajdi Mouawad
Dans un pays lointain, où les villages se logent au creux des montagnes, d'éminents anthropologues assistent à un rituel : un homme ou une femme raconte une partie de sa vie à un autre homme. Ce dernier écrit l'histoire qui lui a été ainsi offerte. Il l'offre à son tour à une autre personne. Cette autre personne ne va pas l'écrire mais la dire à nouveau devant l'homme ou la femme qui a raconté sa vie.
D'autres gens sont également conviés à cet étrange cercle d'histoires. Après de longues discussions avec les habitants de cette contrée, les anthropologues ont essayé de comprendre l'intérêt et la signification de cette cérémonie et surtout d'une phrase qui était lancée à l'interprète avant qu'il ne commence son récit : Parle, O parle, je suis si triste sans moi.
Au début, ces savants croyaient avoir entendu : je suis si triste sans toi.
Mais non, la phrase était bien : je suis si triste sans moi !
Ces gens considèrent que le moi est une grosse pierre qui cache un feu où vivent ensemble la souffrance et la joie. Avec elle, ils doivent construire un temple où viendront chanter leur vie et leur mort. S'il ne la trouve pas, ils s'enfermeront dans la tristesse et la lamentation. La légende dit que leur corps se déforment et se couvrent de plaies s'ils ne peuvent construire ce temple. Et ce moi est toujours hors d'eux-mêmes. Cette cérémonie leur permet de le voir, de l'entendre. Certains pleurent quand il apparaît, d'autres rient ou se moquent.
Les enfants ne participent pas à ce jeu, car les grands considèrent que leur pierre n'a pas encore de feu. Mais ces enfants ne sont pas convaincus par cette réponse et ils miment la même cérémonie à l'écart.
Patrick le Mauff