C'est un lecteur d'IPNS qui nous a envoyé un petit livre édité à Chamonix et consacré au tunnel du Mont Blanc. Quel intérêt pour nous qui habitons le plateau de Millevaches, qu'un ouvrage qui parle d'un fond de vallée à l'autre bout du pays ? Penser cela serait tomber dans le piège de croire que les problèmes auxquels sont confrontés d'autres territoires ne nous concernent pas. Le sujet de cet ouvrage dépasse en effet de loin la simple histoire locale. Et il est même revenu en force dans l'actualité nationale avec l'accident de deux poids lourds dans le tunnel de Fréjus le 4 juin dernier.
Il se trouve, pur hasard, que l'auteur, Jean Paul Trichet n'est pas sans liens avec le plateau : "Mon père est originaire de Vendée. Technicien en communication, il a installé de nombreux relais télé aussi bien en France qu'en Europe. C'est au cours d'une de ses missions, en Creuse, qu'il a rencontré sa future épouse. Ma mère possède ses racines sur le plateau de Millevaches en Limousin. J'ai vu le jour à Limoges". Jean Paul Trichet grandit donc en Limousin, mais la montagne limousine n'est pas à la hauteur (dans tous les sens du terme) de sa passion naissante pour la montagne. "Pas plus à Limoges qu'à Cieux ou Collonges les hivers daignaient offrir "ce manteau blanc" dont on parlait parfois sur les terres plus élevées de la montagne limousine. Mes études à Egletons, en lisière du plateau de Millevaches, ne parvinrent pas à combler ce manque que ma passion de la montagne avait exacerbé". A 20 ans, Jean Paul Trichet quitte donc le Limousin et va s'installer dans les Hautes Alpes d'abord, dans la vallée de Chamonix ensuite : "Ce fut le déclic. Je découvrais enfin les grands espaces, la pratique de la haute montagne et celle du ski. Chamonix était devenu mon ancrage, la satisfaction comblée d'un rêve de gosse".
Vingt ans plus tard, Jean Paul Trichet est toujours chamoniard et est même devenu une personnalité incontournable de la cité alpine. Habitant actif de son pays d'adoption, amoureux de ses paysages, il s'est vite aperçu que la "vallée blanche" devenait, année après année, un véritable couloir à poids lourds de plus en plus nombreux, qui polluent la vallée pour emprunter à 1400 mètres d'altitude les 11,6 km du plus profond tunnel routier du monde : le tunnel du Mont Blanc. Du coup il s'engage résolument au sein de l'ARSMB, l'association pour le respect du site du Mont Blanc, dont il assurera la présidence de 1997 à 2003. C'est cette histoire militante et associative qu'il raconte en détail dans son livre intitulé : "Le Piège".
Le piège bien sûr, c'est d'abord ce tunnel construit au début des années 60 et qui, très vite, n'est plus du tout adapté à l'intensité du trafic : 4000 à 5000 poids lourds par jour, un toutes les 10 à 15 secondes ! Et ce que les militants de l'ARSMB craignaient depuis longtemps se réalise le 24 mars 1999 : l'accident dramatique de ce camion belge qui transportait de la farine et de la margarine, l'incendie non maîtrisable qui dure trois jours, 39 morts et des dégâts considérables. Le piège a terriblement fonctionné.
Mais le piège c'est aussi la logique marchande et économique qui va très vite reprendre ses droits après la catastrophe. Car si l'ARSMB se mobilise plus que jamais pour obtenir la fin de la circulation des camions dans la vallée, rien n'empêchera le tunnel de ré-ouvrir aux poids lourds, d'abord pour une circulation alternée, puis dans les deux sens à partir du 3 mars 2003.
Pourtant, "le tunnel du Mont Blanc n'est pas conforme aux nouvelles réglementations françaises, rédigées en août 2000, après la catastrophe du 24 mars 1999, qui stipulent qu'un ouvrage de plus de 1000 mètres doit posséder une galerie indépendante de sécurité et faire au moins 9,50m de large. La chaussée du boyau du Mont Blanc mesure sept mètres, soit la largeur d'une cage de but de football, ou un peu moins que le fuselage du nouvel Airbus A380. Quant à cette galerie d'accès indépendante, elle est absente (…) Paradoxe : la nouvelle réglementation française d'août 2000, conséquence du drame du Mont Blanc, s'applique à tous les ouvrages français sauf… à celui du Mont Blanc".
La lecture de ce petit ouvrage est extrêmement instructive. Pas seulement sur les manœuvres autour du tunnel du Mont Blanc (le black out de l'information le premier jour de la catastrophe, la disparition des disques d'enregistrement du trafic de ce même jour, les pressions du préfet sur l'ARSMB et sur le maire de Chamonix qui s'est mis en tête d'organiser un référendum sur la question). En fait, "le Piège" nous en apprend autant sur l'état de la démocratie française et sur le poids énorme des lobbies industriels ou financiers (en l'occurrence ici, celui de la route). Après l'accident du tunnel, Jacques Chirac se déplace et tient un discours volontariste comme il sait si bien le faire pour défendre le ferroutage et critiquer le tout routier… Discours qu'il oublie aussi vite - comme il sait là encore si bien le faire. Mais le ministre des transports de l'époque ? Jean Claude Gayssot, communiste et ancien cheminot, pourquoi n'a-t-il rien opposé au retour du fret routier dans le tunnel ? Et Dominique Voynet, alors ministre verte de l'environnement, pourquoi, là encore, n'a-t-elle rien entrepris ? Passivité ? Inertie ? Impuissance ?
Devant cette défaite du politique, la leçon du "Piège" est qu'on ne peut compter que sur soi-même et que seule une minorité active mais déterminée peut aller à contre courant de "choix" de politique générale désastreux mais puissamment soutenus. Bataille perdue malgré une mobilisation populaire exceptionnelle : une pétition qui rassemble 300 000 signatures, un référendum local qui refuse à 97% le retour des camions dans la vallée…
Ce qui montre bien la taille des enjeux auxquels s'est mesurée l'ARSMB. Encore combien de catastrophes pour remettre en cause le tout routier ? Et quelles actions pour réussir un changement de politique ? Nos petits panneaux "non aux OGM" en entrée de communes, nos pétitions, nos canards, nos manifestations… ont-ils quelque chance de faire changer les choses ? Jean Paul Trichet nous invite certes à persévérer (et sans conteste, il le faut), mais son histoire nous dit aussi que les enjeux sont si grands qu'il n'est rien de moins sûr que de parvenir à ses fins.
La critique du tout routier s'accompagne d'une défense et illustration du ferroutage que nos voisins suisses ou autrichiens ont très largement entrepris. Déjà dans les années 80 le trafic routier transalpin passait de 46% à 38% en Autriche, alors qu'en France il grimpait de 45% à 51%...
Et ici, la problématique est-elle très différente ? Les initiatives de la SNCF en matière de transport des bois montrent malheureusement que la solution routière n'a pas à craindre la concurrence du rail. En effet ce n'est pas moins qu'une augmentation de 60% de ses tarifs que la société nationale a pratiqué en un an, de septembre 2003 à novembre 2004. Et "sans concertation avec ses clients" comme le souligne Bernard Tissandier, le président des scieurs et exploitants forestiers de la Creuse. Une hausse que ne conteste pas la SNCF qui a décidé que désormais chacune de ses branches devait devenir rentable.
Comme le dit joliment René Lavie, le responsable du fret régional, il s'agit de "nous responsabiliser sur des comptes d'exploitation". Concrètement on n'y est pas allé de main morte : les 42 personnes du service fret de Limoges ne sont plus que 5 et l'essentiel de la gestion commerciale et technique s'est concentré sur Toulouse ou Tours ; sur les 18 gares bois limousines on en a fermé 14 (seules demeurent Bourganeuf, Felletin, Bugeat-Viam et Limoges) ; et bien sûr on a augmenté les tarifs de façon à ne plus faire une seule prestation à perte, puisque la mutualisation entre les services (fret / voyageurs / etc.) a été remise en cause. Conséquence ? Les 150 000 tonnes de bois limousin transportées en 2002 ou 2003 par la SNCF seront divisées par trois en 2005. Cela veut dire un peu plus de camions sur nos routes. D'ores et déjà les deux trains hebdomadaires qui alimentaient l'usine papetière de Saillat ont été remplacés par des camions : quelques 3000 poids lourds de plus chaque année sur l'axe Plateau-Limoges-Saillat. L'entreprise Marty qui faisait venir 40% de ses bois en train depuis Bourganeuf, affrète désormais des semi-remorques. Au total, si l'on considère qu'environ 100 000 tonnes de bois ne transitent plus par le rail, c'est plusieurs milliers de camions supplémentaires qu'on croisera sur les routes limousines.
A la SNCF même, on ne croit plus au fret bois intrarégional ! On sait que les critères de rentabilité ne peuvent être obtenus que sur des transports massifs à longue distance (la distance minimale rentable est au-dessus de 400-500 km). Pas étonnant dans cette configuration que la dernière gare construite en Limousin, la gare bois de Viam ait fait un flop monumental. En 2004 seulement 2500 tonnes de bois en sont parties : cela fait cinq trains dans l'année. Pour 2,3 millions d'euros investis en 2000-2001 dans l'aventure, cela fait cher la tonne transportée… Bref, la route a encore de beaux jours devant elle. Pour ses riverains, c'est une autre histoire. Le "Piège" du Mont Blanc en la matière n'est que l'exemple paroxystique d'un phénomène global auquel nous n'échappons malheureusement pas.
Michel Lulek