Le 2 juillet 1956, Simon Wlazlick, du Vélo-club d’Aubusson, et Raymond Poulidor, de la Pédale Marchoise, tous deux âgés de 20 ans, se disputent au sprint la première place du prix de Mérinchal. Alors que Wlazlick a déjà nettement pris l’avantage sur Poulidor, ce dernier, en plein effort, perd une pédale qui s’est dévissée. Déséquilibré, il ne contrôle plus sa trajectoire, traverse la route et va s’écraser sur les machines agricoles exposées devant un atelier. Heureusement un spectateur, Norbert Tailhardat, le ceinture et lui évite une chute qui aurait pu le priver de la carrière que l’on sait. Participant à la journée du livre de Felletin, au cours de laquelle il dédicace avec beaucoup de succès son livre autobiographique «Poulidor, par Raymond Poulidor» aux éditions Jacob-Duvernet, il rencontre Simon Wlazlick et exprime son souhait de retrouver son «sauveur», dont il n’a aucune nouvelle depuis 1956. C’est ainsi que le 21 octobre 2004, Raymond Poulidor, Simon Wlazlick et quelques dirigeants des clubs cyclistes d’Aubusson et Felletin sont reçus à Mérinchal par la municipalité pour les retrouvailles du grand champion avec M. Tailhardat qui par son réflexe courageux lui a évité une grave chute. Cette rencontre constitue une nouvelle occasion d’évoquer en 2004 la place du cyclisme dans la vie sportive régionale et, au-delà, dans la société limousine.
Le passage du Tour de France en Limousin les 13 et 14 juillet 2004 a donné lieu à un hommage spécial à Raymond Poulidor dans sa ville de Saint Léonard de Noblat. Quarante ans après le célèbre duel avec Anquetil sur les pentes du Puy de Dôme, on pu vérifier l’inusable popularité du champion limousin. L’étape cyclosportive Limoges-Saint Flour disputée le 11 juillet par 8000 concurrents a démontré avec éclat que le cyclisme, sous de nouvelles formes, conserve énormément de vitalité.
Le centième anniversaire du CRCL (Cyclo racing club de Limoges) a été marqué par diverses manifestations, notamment une «randonnée des anniversaires » sur le parcours de l’étape du Tour de Saint Léonard à Guéret. Elle était organisée par le CRCL et les clubs de Felletin (50 ans), Aubusson (70 ans) et l’AC Creusoise. L’occasion de retrouvailles marquées par l’émotion et la convivialité et la présentation par le président du CRCL de l’ouvrage «CRCL – 100 ans. 1904-2004». Il retrace 100 ans de cyclisme à Limoges et dans tout le Limousin.
Au cours des premières années du siècle se mettent en place les compétitions sur route et les réunions sur piste au vélodrome du Grand Treuil à Limoges. Sur des routes pierreuses et poussiéreuses, montant de lourdes machines, les compétiteurs réalisent des moyennes étonnantes. C’est le temps des compétitions «aller-retour»: Limoges-St Junien, Limoges- Nontron, Limoges-Bellac. La première édition de Limoges-St Léonard a lieu en 1905, l’épreuve survivra jusqu’en 1998, la circulation automobile a fini par la condamner.
Au vélodrome, doté d’un anneau en ciment en 1904, alors qu’il avait été construit en 1895 avec une piste en terre battue, les meilleurs pistards français et internationaux s’affrontent dans les épreuves classiques : vitesse, individuelle, poursuite, américaine (en relais, par équipe de deux) et déjà la très spectaculaire demi-fond (derrière moto).
Les courses sur route et sur piste se développent parallèlement. La majorité des coureurs s’adonnent aux deux activités. Sur route s’organisent les grandes épreuves de ville à ville avec notamment Paris- Limoges dont la première édition date de 1927. C’est une course de niveau international ; à son palmarès figurent beaucoup de grands noms comme Antonin Magne qui l’emporte en 1929, deux ans avant sa première victoire dans le Tour de France. On assiste aussi à de belles compétitions départementales comme le Tour de la Corrèze ou le Circuit de la Creuse.
Sur la piste, la figure emblématique régionale c’est André Raynaud, champion du monde de demi-fond à Zurich en septembre 1936. Il décèdera quelques mois plus tard lors d’une chute à la suite de l’éclatement d’un boyau au vélodrome d’Anvers. Originaire de Vaulry, dans les monts de Blond, il a brillé dans toutes les disciplines du cyclisme sur route (champion de France des indépendants en 1926) et surtout sur piste. Brillant en poursuite il réussit particulièrement dans les épreuves de «six jours» (vainqueur à Paris en 1929 et Marseille en 1930) et dans les autres épreuves à l’américaine (en relais, par équipe de deux), et finalement en demi-fond, spécialité très populaire et spectaculaire. Après sa victoire au championnat du monde, il fut accueilli à son arrivée à la gare de Limoges par une foule énorme qui l’accompagne jusqu’à l’Hôtel de Ville où Léon Betoulle, le maire, lui offrit une réception.
Pendant les années de guerre et d’occupation, le cyclisme continue tant bien que mal sur route et sur piste, s’adaptant aux circonstances avec plus ou moins de facilité. La rareté et la mauvaise qualité du matériel, le mauvais état des routes s’ajoutent aux contraintes résultant de la défaite de 1940. Il y eut malgré tout des épreuves importantes qui attirent des coureurs professionnels de toute la France, comme Vichy-Limoges en 1942 et 43. En juin 1944, le tour de la Haute Vienne est stoppé par la résistance à La Croisille sur Briance. Le Cyclisme ne peut pas ou plus ignorer les combats qui se préparent pour la libération du territoire.
Dès la saison 1945, l’activité cycliste reprend. Les coureurs, bridés pendant les années noires sont impatients de reprendre le cours de leur carrière sportive, ou de l’entamer pour les plus jeunes. Tout le rayonnement du cyclisme limousin pour les deux décennies à venir se met en place. De belles organisations, des coureurs nombreux et ambitieux attirés par des dotations intéressantes, des marques de cycle régionales (Blondin, Elans, Simoun, Royal-Fabric, Rochet) ou nationales (Peugeot, Terrot, Mercier) financent des «écuries».
Le cyclisme régional prend un nouvel essor, le comité du Limousin regroupe les trois départements. Auquel s’ajoute l’apport important de la Dordogne avec un grand nombre de courses organisées mais aussi de clubs (Périgueux, Sarlat, Bergerac, Lalinde, Ribérac ou Montpon) et des coureurs de qualité.
Sport d’été déjà le plus prisé dans les années d’avant guerre, la popularité du cyclisme ne cesse de grandir. Les épreuves se multiplient à tous les niveaux, les journaux consacrent une place prépondérante au vélo. La présentation des compétitions durant toute la semaine et souvent deux pages entières de résultats le lundi, alors que le nombre de pages des journaux était plus réduit qu’aujourd’hui. Il faut dire que la réussite des coureurs limousins au plus haut niveau a de quoi susciter l’enthousiasme. Qu’on en juge: en 1951 et 52, les limousins dominent la Route de France.
Une belle épreuve internationale destinée aux jeunes coureurs aussi importante que le Tour de l’Avenir à partir de 1960. En 1951, Jacques Vivier de Ribérac l’emporte. En 1952 l’équipe du Centre rafle le classement individuel, le classement par équipe et celui du meilleur grimpeur. L’équipe était composée de trois coureurs du CRCL, deux coureurs de l’UVL (union vélocipédique de Limoges), de deux corréziens et d’un creusois. L’épreuve comportait 14 étapes, avec départ à Caen et arrivée à Aurillac et l’ascension des grands cols pyrénéens.
En cyclo-cross, une discipline extrêmement populaire, dont les circuits se rapprochaient par leurs difficultés de ceux du VTT actuels. André Dufraisse de l'UVL remporte cinq titres consécutifs de champion du monde et sept titres de champion de France. Il remporte son dernier titre de champion du monde à Limoges en 1958 au stade Beaublanc, haut lieu du sport. Théâtre des exploits du Limoges Foot ball club dès son accession en ligue professionnelle, le stade de Beaublanc prend le relais du vélodrome "André Raynaud" démoli en 1958 après plus de 50 ans au service du cyclisme et du rugby. Les modes sportives changent et Beaublanc partage ses heures de gloire avec le foot d'abord puis le basket et le CSP dans les années 1980.
La fin des années 50, c'est le début de la carrière en fanfare de Raymond Poulidor. En 1956 il a tout juste vingt ans et avant son départ au service militaire il réussit quelques performances remarquable face aux professionnels ; il est 6° au bol d'or des Monédières et 2° à Peyrat le Château derrière le champion de France Bernard Gauthier. En 1959, au retour d'Algérie, il confirme tous les espoirs en devenant champion du Limousin et en brillant dans tous les critériums de l'été. Passé pro en 1960, il remporte le Bordeaux-Saintes ; sélectionné pour les championnats du monde en Allemagne de l'Est il termine 5°.
En 1961 il remporte Milan-San Remo et devient champion de France à Rouen. La suite est faite de résultats exceptionnels, de belles victoires, mais aussi de beaucoup de malchances qui lui vaudront d'être le champion de la popularité. Il poursuivra sa carrière internationale au plus haut niveau jusqu'en 1977 à 41 ans! Trois fois 2° du Tour de France, 5 fois 3° il totalisera 183 victoires professionnelles dont le Tour d'Espagne en 1964, Paris-Nice en 1972 et 1973 devant le grand Mercks, le Dauphiné Libéré en 1969 et la Flèche Wallonne en 1963. 30 ans après sa popularité est toujours aussi grande, à tel point qu'aujourd'hui encore c'est "allez Poupou" qui constitue l'encouragement le plus fréquemment entendu par les cyclistes de tous âges et de tout niveau.
La popularité du cyclisme en Limousin avec son apogée dans les années 50-60 se poursuivant jusqu'à la fin des années 70 peut nous conduire à nous interroger sur les composantes d'un tel succès. En premier lieu sur le plan strictement sportif l'éclosion et l'épanouissement de tout un panel de champion ont été largement favorisés par les très nombreuses compétitions de tous niveaux qui ont permis à ces jeunes sportifs de débuter leur carrière près de chez eux et de continuer à progresser dans des courses plus relevées tout en restant dans leur environnement habituel.
En second lieu, le cyclisme est en adéquation avec la société rurale. Les campagnes n'en sont qu'au début de la révolution agricole qui va les vider d'une bonne partie de leurs habitants. La course cycliste constitue encore pour quelques années le point culminant de la fête patronale. Les coureurs locaux y affrontent ceux qui parfois viennent de loin et ils comptent de nombreux supporters. Le vélo encore utilisé par la majorité de la population comme moyen de déplacement, chacun peut apprécier à leur juste valeur les efforts des coureurs et comme la fête est une occasion unique dans l'année de s'amuser et de dépenser les courses sont bien dotées en prix pour le classement final et en primes au cours de l'épreuve. Les petits clubs sont nombreux dans la campagne limousine.
Un bon exemple c'est la Pédale Marchoise dont le siège est à La Forêt, un village de la commune de Montboucher. Il a été le premier club des frères Poulidor. André Lopez président et cheville ouvrière du club organisait de nombreuses épreuves tout autour de Bourganeuf, notamment dans les villages qui n'étaient pas chef-lieux de communes. A la Forêt il y avait deux courses par ans, Millemilanges de St Goussaud, Pont de Murat de St Dizier Leyrenne, Puy la Croix de St Pardoux Morterolles. Mais le vélo reste très populaire en ville. La circulation automobile bien moins dense qu'aujourd'hui autorise l'organisation de belles épreuves au coeur de la cité, ou encore des arrivées dans la ville après un parcours en campagne.
Des foules considérables viennent assister à ces événements sportifs, on y venait facilement en famille. Les courses urbaines sont très souvent parrainées par une firme commerciale et en prennent le nom : prix Dony, Arya ou Conchonquinette pour les magasins de vêtement ; elles peuvent aussi être financées par des collectivités et/ou des associations de commerçants.
L'interpénétration des catégories est une autre caractéristique des compétitions de cette époque. Alors que nous sommes habitués depuis plus de trente ans à une séparation très nette entre professionnels et amateurs, l'existence de la catégorie des indépendants qui pouvaient courir aussi bien avec les pros qu'avec les amateurs permettait aux organisateurs de courses d'aligner au départ des professionnels prestigieux et des coureurs régionaux. Il faut se souvenir que le Tour de France malgré toute sa notoriété n'était pas la grosse machine que nous connaissons aujourd'hui. Sur les 120 participants de l'époque contre 200 à présent, près de la moitié était français. Les belges, hollandais, italiens, espagnols et suisses constituaient la majeure partie des autres.
Seuls quelques individus représentaient la Grande Bretagne, l'Allemagne, le Portugal, l'Autriche ou les pays scandinaves. Les pays de l'Est ne connaissaient pas le professionnalisme pour des raisons idéologiques, alors que le continent américain et l'Australie n'envoyaient pas de coureur en Europe occidentale.
Pendant l'été et surtout pendant le mois d'août, des critériums regroupent les coureurs qui ont participé au Tour de France ; ils bénéficient de primes de départ proportionnelles à leur notoriété. Les coureurs d'autres régions, professionnels ou indépendants venaient s'installer quelques jours ou quelques semaines en Limousin pour disputer le maximum d'épreuves pendant leur séjour. Les plus connus étaient les marseillais et les azuréens. Hébergés dans une des auberges rurales qui offraient à cette époque, pour un prix modique un gîte et des repas de qualité, ils sillonnaient la région pour se rendre au départ des épreuves de la région. Ils n'avaient pas de longs déplacements à faire car même en se limitant à la montagne limousine des critériums se déroulaient à Peyrat le Château, Eymoutiers, Aubusson, Felletin, Ussel, Meymac, Peyrelevade, Treignac. A Eymoutiers en 1959 cinq vainqueurs du Tour de France sont au départ du 17° grand prix de Macaud. Le Bol d'or des Monédières organisé à Chaumeil par le célèbre accordéoniste Jean Ségurel drainait des milliers de personnes chaque année sur les pentes du col de Lestards. Les plus grands coureurs mondiaux figurent à son palmarès.
Depuis la fin des années 70 la place du cyclisme a beaucoup régressé dans le sport régional et surtout national. Bien sûr le Limousin a eu Luc Leblanc champion de France professionnel, puis champion du monde à Agrigente, vainqueur d'étapes et porteur du maillot jaune sur le Tour de France. Mais cela ne compense pas la baisse du nombre des épreuves et la modification des pratiques du cyclisme.
Entre 1970 et 80 on assiste à la disparition progressive des critériums. Pour des raisons économiques d'abord, les contrats des coureurs professionnels sont de plus en plus onéreux, mais aussi pour des impossibilités pratiques. Car, même à prix d'or, il devient impossible de réunir les grandes vedettes du Tour. Ils ont d'autres épreuves à préparer ou sont pressés de rejoindre leur lointain pays d'origine. Les vedettes ne sont plus françaises ou belges. Par ailleurs les habitudes ont changé. Alors qu'antérieurement le prix d'entrée sur le circuit payé par le spectateur suffisait à équilibrer financièrement l'opération, cette pratique a été abandonnée. Le dernier critérium creusois, de Dun le Palestel est gratuit, les soutiens publicitaires en assurent le financement.
La diminution du nombre d'épreuves entraîne une baisse du nombre de coureurs licenciés. Parallèlement la place du cyclisme dans les pages sportives des journaux régresse régulièrement. L'influence de la télévision a été déterminante. Le Tour de France et les grandes classiques comme Paris-Roubaix ont beaucoup d'audience. Les courses professionnelles de moindre importance et à fortiori les compétitions régionales n'attirent plus que des passionnés en petit nombre.
Et pourtant les pratiquants du cyclisme sont de plus en plus nombreux. Mais ce sont de nouvelles formes qui s'imposent : le VTT d'abord, surtout sous forme de loisir, mais aussi de compétition. Les épreuves de masse, les cyclosportives comme la Raymond Poulidor, la limousine André Dufraisse, ou l'Ecureuil réunissent des pelotons impressionnants (500 à la Poulidor, 1500 à la Dufraisse ou l'Ecureuil, jusqu'à 12000 à l'Ardéchoise) de participants de tous âges et de tous les niveaux.
En revanche le vélo utilitaire a quasiment disparu depuis 40 ans. Avec la paralysie de la circulation automobile, des efforts sont faits pour développer le vélo urbain. Après La Rochelle dans les années 70 la ville de Lyon lance actuellement une expérience de prêt gratuit de vélos pour les déplacements dans la ville. Le succès de ces pratiques est très variable.
Pour ce qui est de la compétition, on peut penser que l'activité actuelle va se maintenir en Limousin. Il reste de belles épreuves et nous avons des jeunes coureurs prometteurs comme le nouveau champion du Limousin Sylvain Georges de Mainsat. La pratique de loisir avec une tonalité plus ou moins sportive possède beaucoup d'atouts qu'il s'agisse du VTT ou de la route. Les routes de la campagne limousine sont nombreuses et en bon état. La circulation automobile reste faible et le relief varié peut convenir à des pratiquants de toutes catégories. Le cyclotourisme devrait avoir un bel avenir parallèlement au développement d'un tourisme vert diffus axé sur la nature et le patrimoine. On peut donc penser qu'il y aura des cyclistes sur les routes limousines et qu'ils seront encore pendant longtemps encouragés par des "Vas y Poupou".
Jean-François Pressicaud