Rattachée à la Villedieu, la ferme des Bordes est rachetée en 1966 par une société appartenant à un riche maçon creusois émigré à Lyon, Pierre-Eugène Pitance, dans le but d’être plantée en résineux. Peu à peu, des forêts résineuses s’emparent du paysage et enferment la vieille ferme. Dix années plus tard, durant l’hiver 1976-1977, se monte le groupement « Vivre dans la Montagne limousine » (VDLML). L’association regroupe la plupart des néoruraux de la région, en majorité soixante-huitards, ainsi que « des agriculteurs du cru ». Pierre Desroziers, enseignant à Gentioux originaire de Dordogne, qui deviendra maire de Gentioux-Pigerolles au début des années 1980, est l’organisateur de la manifestation des Bordes. Il l’est au titre de militant occitaniste du groupe « Volèm viure al país », groupe peu à peu dissous dans la plateforme VDLML dont Jean-Jacques Peyrissaguet, naturaliste et ornithologue originaire du Nord de la Creuse, qui s’installe en 1973 sur le Plateau pour se reconvertir dans l’agriculture, en est le président.
C’est dans un café de la Villedieu, le café La Maria, un lieu réputé dans la région pour son lien avec la Résistance durant la guerre d’Algérie, que l’association projette de manifester à la ferme des Bordes.
Ainsi le 15 mai 1977, ce sont près de cinq cents personnes qui se mobilisent aux Bordes, afin de marcher sur la ferme à l’abandon qui menace d’être recouverte de sapins. Les participants sont pour la plupart des néoruraux soixante-huitards pleins de « la vigueur de la jeunesse » selon la presse locale. Jean-Jacques Peyrissaguet rapporte également la présence de militants communistes, maoïstes ou encore libertaires venus de Felletin ou de Limoges, tandis que la presse de l’époque notera la présence de figures politiques locales aux côtés de « la jeunesse », de « ceux qui ont le cœur occitan et écologique » ou de « ceux qui aiment le pays ». Quant à la présence des agriculteurs locaux, si elle est anecdotique, certains participent à la lutte contre l’enrésinement par le biais de pétitions ou d’adhésion aux associations.
Les revendications brandies par le mouvement mêlent des perspectives sociales, politiques et écologiques. Ainsi sont dénoncés le « bradage » et le « cumul des terres » au profit de propriétaires non résidents, car cela implique l’absence de création d’emploi et de richesse au niveau local ainsi que l’accaparement des meilleures terres. En effet, « il faut rendre aux agriculteurs les terres détournées », déclare Pierre Desroziers dans Le Populaire du Centre au lendemain de la marche. De même, la dégradation de la qualité des sols est au centre des arguments des manifestants qui plaident en faveur du développement économique du Plateau et du soutien à l’agriculture-élevage. Aussi la pétition exige-t-elle que « les pouvoirs publics mettent tout en œuvre pour que cessent les plantations de résineux, [et] que celles-ci soient déplantées pour que les fermes telles que celles des Bordes puissent être remises en culture ». En demandant de déplanter les résineux, les manifestants expriment une volonté de retour à un système rural autrefois prédominant sur le Plateau. À ce titre, le fait que la manifestation contre l’enrésinement se tienne devant une ancienne ferme est symboliquement fort : on manifeste pour que l’agriculture, les traditions, les paysages ouverts ne soient pas, eux-aussi, une histoire ancienne.
Finalement, avec la marche des Bordes, agriculteurs du cru et néo-ruraux se découvrent un point de convergence autour de la question de la valorisation de l’activité agricole, nourricière et locale ; celle-ci permet de porter une critique environnementale du productivisme forestier, opposant l’agriculture à la culture de résineux comme deux scénarios divergents pour l’avenir du territoire.
Ailleurs sur le Plateau, d’autres manifestations prennent naissance contre l’enrésinement. Par exemple, en novembre 1979, une mobilisation a lieu pour empêcher la destruction d’un hameau et ainsi enrayer le processus d’enrésinement impulsé par une société civile parisienne. Pourquoi détruire ces maisons et qui en sont les commanditaires ?
Cette histoire commence en 1967 lorsque la Société civile immobilière foncière et forestière de Chanteloube (SCIFFC), basée à Fontenay-aux-Roses, ville de proche banlieue parisienne, achète une soixantaine d’hectares, au milieu desquels se trouve le hameau de Chanteloube, dans le but d’enrésiner toute cette surface. « À l’époque, selon la SAFER, ladite société civile n’a […] aucun mal à acquérir ces terres car il n’y [a] pas […] d’autres demandeurs. » Une déclaration qui fait écho aux inégalités sociales présentes sur le Plateau.
Afin d’enrésiner complètement ces terres, la dirigeante de la SCIFFC, Jeanne Lavirotte, résidant dans le 16ème arrondissement de Paris, sollicite au mois de mars 1979 l’autorisation de démolir les bâtiments du hameau de Chanteloube. Elle obtient le 27 mars 1979 l’aval du directeur départemental de l’équipement dans la mesure où « la démolition des bâtiments en cause n’[est] pas soumise à une autorisation administrative ». Mais ce projet de destruction soulève « l’indignation dans tout le pays » selon Limousin Magazine. En réaction à cette annonce, deux néoruraux de l’époque commencent à habiter les bâtiments de Chanteloube de manière illégale, et une pétition circule dans tout le village.
Puis, informés que la société fixe au 5 novembre 1979 l’envoi de bulldozers sur place, des habitants lancent aussitôt un appel à la mobilisation. Parmi les quarante à cinquante personnes qui répondent à l’appel, « le maire de Soubrebost et une partie de son conseil municipal, des jeunes ayant tenté le retour à la terre dans la région, quelques paysans du cru et deux squatters qui habit[ent] depuis peu les maisons abandonnées » sont présents.
Mais le 5 novembre, les bulldozers ne viennent pas. Peut-être le bruit de ces manifestations est-il parvenu à importuner un haut représentant de l’État. En effet, une semaine après la mobilisation, le préfet demande des informations à ses services à propos de la SCIFFC. Il est informé que le prêt obtenu par la société est garanti par une hypothèque portant sur l’ensemble de ces terrains. Par conséquent, les bâtiments de Chanteloube ne peuvent pas être démolis sans que cette hypothèque fasse l’objet d’une procédure de main levée. C’est une petite victoire pour Soubrebost.
Finalement, les contestations qui ont lieu sur le plateau de Millevaches contribuent à faire de l’enrésinement un problème public majeur poussant à l’intervention de l’État. Ce dernier décide en effet de mettre en place le zonage agriculture/forêt. Cet outil participatif, visant à distinguer les terres à vocation agricole des terres à vocation forestière et à les réglementer, est relativement bien accepté par les forestiers et les agriculteurs de la région. Les opposants entrent ainsi dans une phase descendante du cycle des mobilisations : la « débridée » décennie 1970 est révolue, la crise agricole rappelle les agriculteurs à leur profession et la gauche arrive au pouvoir.
Pourtant un nouveau cycle de protestations émerge au cours des dix dernières années, ouvrant ainsi un nouveau chapitre au livre des mobilisations du plateau de Millevaches. En effet, l’annonce du projet d’usine à pellets CIBV (Carbon Ingen’R Bugeat Viam) à Bugeat agit comme un « détonateur» qui éveille la population locale et réveille une lutte vieille d’un demi-siècle. Dans le but de produire 45 000 tonnes de pellets torréfiés par an, cette usine prévoit de transformer 113 000 tonnes de rémanents par an dans un rayon de 80 km autour du site, ignorant les effets dévastateurs sur la fertilisation naturelle des sols et repoussant encore et toujours le seuil d’exploitabilité du vivant. Outre ses effets néfastes sur la qualité du sol, c’est la finalité du projet qui est critiquée : les pellets sont destinés à remplacer le charbon des centrales thermiques de la Compagnie parisienne de chauffage. Ils serviraient ainsi à alimenter la ville de Saint-Ouen, à 600 kilomètres du Plateau. Pourtant, là où les militants dénoncent une absurdité écologique, les industriels et l’État préfèrent y voir une transition énergétique.
À l’instar de l’association VDLML créée à l’occasion de la marche des Bordes, une nouvelle association environnementale est montée en réaction au mégaprojet de Bugeat : l’association « Non à la montagne pellet », aux côtés de Corrèze environnement, de Sources et rivières du Limousin et du collectif Biomasse critique. Les mobilisations sont alors plurielles et prennent diverses formes : des défilés funèbres, l’occupation des lieux, la création d’une page facebook et d’un site internet, des recours au tribunal administratif, la mise en place du plan « Vigie-pellet » ou encore les « Rencontres de la forêt », sont autant de formes de mobilisations pour lutter contre la « prédation forestière ».
Dans la continuité des revendications cinquantenaires, les préoccupations sont à la fois sociales et environnementales. Cependant, ici on ne lutte plus contre la forêt mais contre la « forêt industrielle », ces monocultures de résineux destinées à s’agrandir pour alimenter l’usine.
« Non à la montagne pellet » dénonce également « le prélèvement des souches et rémanents ou le défrichement de parcelles à l’abandon » car ils sont « une menace pour les sols et pour la diversité du vivant, ainsi que pour tous les emplois qui sont liés à la préservation de ceux-ci ». De plus, après avoir épluché l’étude d’impact du projet, les associations dénoncent une étude aveugle au territoire compris dans les 80 km de rayons autour de l’usine ; seules sont prises en compte les communes de Bugeat et de Viam. Elles démontent également l’argument de la transition énergétique écologique promouvant le remplacement du charbon par la biomasse : « Les émissions de CO2 liées à la production industrielle de la biomasse […] ajoutées à celles de sa combustion ne changent rien aux émissions globales de carbone. » Si transition il y a, elle n’est certainement pas écologique.
En dépit de ces contre-arguments, en 2018, la préfecture valide le projet d’usine à pellets en déclarant que les idées qui opposent l’industriel et certains habitants d’une part, et les associations environnementales d’autre part peuvent et doivent réussir à « cohabiter ». Une subtile notion qui n’est pas sans rappeler le zonage agriculture/forêt. L’histoire se répète : la démocratie est le remède à tous les maux. Mais dans « cohabitation », il y a aussi l’idée de division. D’aucuns diront que le territoire est partagé entre les pro-pellets et les anti-projet d’usine. En effet, les médias, les élus et les porteurs du projet contribuent à diviser la population de Haute-Corrèze en deux camps, et ce faisant, déplacent la controverse (ne parlait-on pas de dégradation durable de l’environnement ?). En outre, après avoir caricaturé les propos et revendications des associations environnementales, ils lui opposent l’éternel argument d’une industrie « génératrice d’emploi », alors qu’elle mettrait en péril une vingtaine d’emplois au moins dans le voisinage ou au sein de la filière bois.
Enfin, en décembre 2019, on assiste à un nouveau retentissement dans l’affaire CIBV : les principaux promoteurs se retirent. Pour le collectif, le retrait des promoteurs est symptomatique d’un projet « mort-né ». Un argument majeur que les associations mobilisent dans un ultime recours devant le tribunal administratif de Limoges afin d’obtenir « un coup d’arrêt définitif » au projet.
Cette histoire est un pan de l’histoire contestataire de la Montagne limousine. Une Montagne qui bien qu’elle soit prétendument éloignée de tout, n’est pas épargnée par les desseins productivistes des gros propriétaires et sociétés à la course au profit. Si ces derniers méprisent ou ignorent l’écologie sociale et environnementale et le fragile équilibre dont elle dépend, les manifestants des années 1970 tout comme les militants d’aujourd’hui sont là pour le leur rappeler. Le contexte de 1970 était sans doute moins favorable à une inflexion du processus d’enrésinement, le Plateau étant déjà bien boisé. En revanche, ces dernières années, les contestations émergent alors que l’usine n’est qu’en phase de projet. L’usine n’existe pas, alors tout est possible. C’est ce que nous montrent les associations environnementales mobilisées : en protestant contre le projet CIBV dès son annonce, elles cherchent un dénouement heureux et sans dégradation des sols.
Etienne Gontard, Esther Loiseleur, Marie-Eve Budna, Basile Photopoulos, Victor Campolo, Nils Hammerli, Antoine Dubiau