Pourquoi la Creuse ?
Pour répondre à cette question, il faut faire preuve de prudence, car les témoins connaissent très rarement les raisons de ce choix. Il faut rappeler qu'ils étaient des enfants et que bien souvent les adultes ont tenté de leur épargner la souffrance de la persécution et ne leur disaient pas grand chose. On peut noter toutefois que dans bien des cas c'est le hasard qui les conduit en Creuse. Pour d'autres c'est un membre de la famille qui signale la possibilité de venir le rejoindre. Le fait de pouvoir trouver de la nourriture en zone rurale joue aussi son rôle.
Léo a onze ans en 1939. Il décrit comment la Creuse s'est imposée à sa famille : "A l'époque, ce département était inconnu des intellectuels et des parisiens. Je me souviens que mes parents se sont réunis à la maison. Ils vivaient avant au fin fond de la Pologne, entre les frontières de l'Autriche-Hongrie et de l'Ukraine. Ils ont eu l'expérience de la guerre de 14, où il n'était pas bon de vivre près d'une frontière, parce que les frontières étaient sans arrêt combattues. D'autre part, il ne fallait pas être au croisement des chemins, parce que les croisements étaient importants pour les communications de l'armée. Il fallait aussi fuir les grandes villes parce qu'elles étaient convoitées par l'armée, fuir les côtes, les nœuds ferroviaires. Ils ont pris une carte, c'était des émigrés qui parlaient à peine français et sous le doigt, il y avait écrit "Creuse". C'était bien au centre de la France et c'était le coin perdu où il fallait aller en cas de guerre".
Léo arrive à Jarnages dans la voiture de l'oncle, avec ses parents et d'autres membres de sa famille. Il y séjournera de 1939 à septembre 1945.
Fernande a 9 ans en 1939. Elle quitte Paris avec sa famille pendant l'exode. En juin 1940 la famille s'installe à Montluçon. En 1942, Fernande est malade et très affaiblie. L'employeur de son papa s'inquiète. Il lui propose de l'envoyer dans une famille de sa connaissance, dans une ferme de Laugéres sur la commune de Gouzon. Au moment où la zone libre est occupée, fin 1942, ils sont prévenus par le maire de Montluçon Marx Dormoy : "Moi avec des noms pareils, j'irais plutôt à la campagne, plutôt que de revenir à Paris". Toute la famille quitte Montluçon pour s'installer à Gouzon. Ils vont y rester jusqu'en 1944.
Ces deux témoignages montrent combien la Creuse s'impose dans un parcours chaotique comme une sorte de refuge. L'isolement, la ruralité sont perçus comme un atout pour se cacher.
Dans tous les témoignages que j'ai pu recueillir, l'accueil que fait la population à ces réfugiés est plutôt chaleureux. Certains donnent un coup de main pour l'installation, d'autres aident pour trouver un logement. Peut-on dire pour autant que la population creusoise savait qu'ils étaient juifs ? Je ne crois pas. Il n'y avait pas de communauté juive en Creuse avant la guerre. Pour les Creusois, il s'agissait avant tout de réfugiés. On savait probablement que certains d'entre eux étaient étrangers. Les membres les plus âgés de certaines familles ayant fui de l'étranger parlaient avec un fort accent. Cependant il est indéniable que l'accueil a existé. Celui-ci, pour les familles, les enfants qui venaient se mélanger à la population creusoise, a joué un rôle indéniable dans leur sauvetage. Sans être héroïque, cet accueil avait une valeur vitale pour ces familles juives.
Réfugié à Crocq, Jacques parle d'une vie tout à fait normale : "Il n'y avait pas de problème, je faisais de la luge, je n'avais pas particulièrement de copain mais je m'occupais beaucoup de ma mère et on a eu des contacts entre elle et moi vraiment extraordinaires. Elle était formidable ! Quand je me remémore tout ce qu'elle a fait pour me cacher".
Jacques était seul avec sa mère à Crocq. Ils étaient aidés par deux femmes, ses voisines, qui veillaient sur eux. A un moment donné le curé de Crocq va cacher Jacques chez les frères St Jean Baptiste de Giat. Au travers du témoignage d'un autre enfant caché à Crocq, on peut apprendre que la mairie et la secrétaire de mairie en lien avec la résistance ont agi en faveur des familles juives cachées dans cette commune. Certains enfants vivent la Creuse comme un lieu d'expérience extraordinaire.
Léo : "J'étais à l'école communale, comme tous les autres gosses, et j'ai eu une école extraordinaire à Jarnages qui était, de loin, supérieure à toutes les autres écoles communales que l'on a pu connaître à Paris. J'avais une directrice qui est une idole pour moi. C'était une femme formidable, elle arrivait à éduquer des classes entières avec des petits, des moyens, des grands, elle se faisait fort de les emmener au certificat d'étude à Parsac. (…) Elle savait que ces enfants allaient travailler la terre, parce que l'on avait besoin d'eux pour les labours, les moissons, les foins. Moi-même, j'allais travailler et j'adorais ça. Elle apprenait à se laver les mains, à se nettoyer les ongles, elle apprenait comment il fallait se coiffer, comment il fallait se tenir vis à vis des filles, comment il fallait respecter les demoiselles. Ces garçons qui partaient, elle en faisait des hommes.(…) Lorsqu'on la croisait, on avait intérêt à pas se débiner, et enlever son bonnet pour la saluer, et si on n'enlevait pas son bonnet, le lendemain on avait cent lignes qui nous attendaient".
Dans ce témoignage, comme dans bien d'autres, il n'est pas question de différence d'origine mais bien d'un ensemble d'enfants dont l'institutrice veut faire des hommes. Léo ne se sent pas différent. Il dit plus loin : "Moi, je vivais la vie des petits paysans. Après la classe, je courrais dans une ferme ou une autre et je faisais les foins, je travaillais comme tout le monde, et comme ils étaient contents de moi, ils me donnaient soit un kilo de beurre, soit un litre de lait et c'est comme cela que l'on a vécu en faisant du troc. Il nous est arrivé, avec mes cousins, d'aller nous baigner. On faisait des marches, on faisait des pique-niques, on s'arrêtait dans les fossés pleins de violettes, on ramassait des violettes, les fossés sentaient bon, la terre sentait bon (…) ça, je ne l'aurais pas vécu si j'étais resté à Paris".
Pour les enfants cette période passée en Limousin est un moment où des enjeux pour le futur se construisent. Qu'ils soient ou non dans des réseaux de sauvetage ils y ont élaboré une part de leur mémoire. Cette mémoire n'est pas toujours triste et certains parlent même d'une période "heureuse".
Même si ces quelques extraits laissent entendre que ces enfants ont pu se construire dans l'adversité de l'époque, on ne peut pas ignorer le traumatisme, la douleur, la violence qu'ils ont subis.
Dans leur grande majorité, les témoins n'abordent pas de manière explicite les mesures dont ils font l'objet en tant que juifs. Lorsqu'il est question de ces mesures, c'est par la description des événements auxquels ils sont confrontés directement qu'ils les évoquent. C'est à travers l'expression "peur" ou la description d'actions comme les rafles, les arrestations, la présence d'hommes en noir, le bruit, les camions, qu'ils décrivent le climat de danger dans lequel ils vivent. Pour eux, l'inquiétude est transmise par la famille et relayée par des mesures de précaution d'ordre général : être discret, s'intégrer à la population…
En revanche on peut dire que ceux qui ont pu demeurer en Creuse avec au moins un membre de leur famille et avec la complicité d'une partie des Creusois ont pu se fabriquer un monde pour les protéger. Ils évoquent dans leur reconstruction de la mémoire, tour à tour une sorte d'apprentissage du monde rural et l'expérience de la guerre. La nature comme refuge, les pratiques du monde paysan comme un espace où ils pouvaient exister même en tant que juif. Il y a bien eu accueil. Cet accueil n'avait pas pour objet d'accueillir des juifs mais simplement des personnes en errance qui venaient, comme d'autres, trouver refuge en Creuse. Avec l'évolution de la répression anti-juive et l'occupation de la zone libre, on peut dire que des actes de sauvetage ont été clairement, et en connaissance de cause, organisés. Mais c'est probablement le "bon sens creusois" qui est à l'origine de la plupart des accueils ou actes de bienveillance.
Certains diront que ce ne sont pas des actes héroïques. Mais est-ce bien nécessaire d'être héroïque pour sauver une vie ? Ceux qui furent des enfants juifs en Creuse ont bénéficié, avec leur famille, du silence d'une partie des Creusois. Ils ont pu vivre grâce à des gestes indispensables au quotidien : de la nourriture, des petits travaux, l'école pour grandir et se construire. Mais surtout la possibilité d'être un enfant avant tout.
De nombreuses personnes en Limousin se sont vues décerner le titre de "Justes parmi les Nations" par l'Etat d'Israël. Ce titre est la plus haute distinction civile d'Israël. Elle honore les non-juifs qui, au péril de leur vie, ont sauvé des juifs durant la seconde guerre mondiale. Sur la médaille des justes est inscrit "qui sauve une vie sauve l'humanité".
Anne-Marie Amoros