Je l'ai connue aussi la "grande nuit" de la Montagne limousine ! C'est dans les années soixante que je l'ai ressentie avec le plus de douleur. Nous avons très mal vécu les volets fermés, les maisons abandonnées, les boutiques vieillissantes, l'éclatement géographique des grandes familles, le repli des foyers chacun chez soi, l'extension des grandes plantations de résineux se rapprochant de plus en plus de nos villages. Aussi pénibles ont été la mort des fêtes de villages et des bals ou, de manière pathétique, leur tentative de maintien alors que ce qui leur donnait vie avait disparu, les départs au collège et au lycée qui débouchaient sur les emplois urbains. Et puis, peut-être le pire, après quelques paroles citadines ironiques de temps à autre, l'enfant qui a presque honte d'être d'ici. Tout ceci et d'autres choses ont fait que les hautes terres limousines allaient connaître le long hiver, le dernier soubresaut croyions-nous, la mort dans l'âme.
Bien sûr il y avait bien longtemps que le déclin de la civilisation qui lui donnait vie avait provoqué le début de son agonie, mais avec la modernisation de l'agriculture des années soixante, la réduction accélérée de la diversité sociale, la dernière étape de l'exode rural, nous arrivions au bout du voyage.
C'est pour cela que je lis parfois Richard Millet. C'est aussi plus généralement pour son souffle romanesque, même si je ne partage pas son pessimisme profond et systématique. Son écriture trouve un écho en moi, moins à propos des relations humaines que vivent ses personnages et que j'ai vécues autrement, que d'une atmosphère générale mettant l'accent sur un monde allant sur sa fin et que je connais bien.
Et pourtant j'éprouve de la colère à l'encontre de ce qu'il a écrit dans le Nouvel observateur (voir IPNS n°8). Il nous faut donc encore et encore lutter pour dire notre vérité. A chacun la sienne !
Je pense que cet écrivain n'a pas senti que quelque chose de vivant était à l'œuvre. Il ne suffit pas d'être écrivain ("Nous le savons bien nous autres écrivains") pour toujours sentir et comprendre mieux que les autres, même si c'est souvent le cas. S'y mêle aussi, et c'est ce qui fait l'intérêt de son oeuvre, une désespérance personnelle qui, sans doute, lui masque bien des choses. J'ai le sentiment que cet auteur projette sur une région et ses habitants ce désespoir intime. Mais c'est aussi faire comme si la liberté, l'engagement, la vie, de ceux qui l'habitent ne comptaient pour rien. Il ne faut donc pas s'étonner qu'en le publiant dans la presse il entraîne colère et réactions.
Partir, ne pas oublier, revenir, comprendre, agir, ne pas maudire, il y a pourtant du monde ici à qui ces verbes pourraient s'appliquer. S'agit-il seulement de Don Quichotte ?
Oui les forces de mort n'ont pas disparu. Cependant la vie sociale, la conscience collective, l'imaginaire des habitants des hautes terres, fécondent en même temps de la vraie vie, une vie différente fondée sur d'autres valeurs et d'autres formes de liens sociaux.
Bien sûr la mondialisation sous direction américaine homogénéise les modes de vie, tend à gommer les différences culturelles, à rendre marchands la plupart des aspects de la vie sociale. Dans ce "jeu" là la Montagne limousine ne pèse rien. Mais en même temps cette tyrannie des marchés donne aussi paradoxalement naissance à de la vie, comme un antidote.
Oui la civilisation rurale des 19ème et 20ème siècles est bien morte, et le pire, la presque non-existence de ce territoire n'est pas impossible. Mais sur ce terreau hommes et femmes (mais oui ils sont là, et bien que pas nombreux, bien vivants !) sont en train d'inventer ici aussi une autre civilisation, intégrée à la mondialisation, mais donc aussi ouverte, plus mobile, où des initiatives fleurissent, imaginatives, créatives, et pas forcément naïves.
L'un des domaines, le plus révélateur selon moi, où naissent ces initiatives est celui des festivités. En effet "elles permettent aux collectivités de se mirer dans ce qu'elles sont ou projettent d'être, dans l'image de la perfection qu'elles prétendent détenir ou qu'elles cherchent à atteindre. Les fêtes sont là aussi pour créer de l'entre soi" (Anne Marcovich, A quoi rêvent les sociétés ? Editions Odile Jacob).
La quasi-disparition des pratiques festives anciennes est très révélatrice du déclin mortel de toute la vie passée. Leur régénération actuelle sous d'autres formes me semble la pointe la plus visible d'une possible renaissance. Elle peut permettre aux habitants de la Montagne limousine membres de cette société locale, elle-même immergée dans un tout plus large, de prendre conscience qu'elle existe et fait partie d'une entité qui a ses propres ressources tout en étant reliée aux autres.
Créateurs et amateurs de musiques et de spectacles s'y répandent. Il n'y a qu'à voir comment les jeunes se rassemblent sur nos terres limousines dans les tout petits villages pour écouter et voir les artistes d'autres cultures : par exemple les musiques tsiganes de grand niveau, les chants et danses de flamenco revus par des madrilènes issus de la danse contemporaine, ou les chants du Fado. Ils se déplacent nombreux aussi pour des groupes de rock locaux ou non et de musiques "traditionnelles" rénovées et revisitées. Après la tentation du "bon vieux temps" et de la mise en musée de cette musique, beaucoup s'autorisent maintenant à innover, créer, aller dans le présent et l'avenir, en intégrant de nouvelles sonorités, et en s'ouvrant à d'autres univers musicaux.
Des auberges jusque là en déclin commencent ici et là à se régénérer, parfois avec de nouveaux patrons venus de loin, à l'image de cette mobilité géographique qui fait partie désormais de nos vies. Des concerts s'y déroulent tout l'hiver et rencontrent un tel succès que si l'on ne réserve pas on n'a aucune chance de trouver une place tellement elles sont pleines à craquer ("Les Bistrots d'Hiver"). Des spectacles de toutes sortes, et pas seulement l'été, et pas seulement pour les touristes, mais aussi pour eux, sont créés toute l'année. Il existe en effet à la fois des pôles culturels et une multiplicité de lieux qui travaillent davantage en synergie (même si ce n'est pas toujours facile) comprenant qu'en s'unissant une nouvelle richesse se déploie avec plus de force. Et l'on est bien loin des grandes escadrilles du marketing culturel.
Avec des échecs et des réussites un nouvel univers se travaille et s'invente.
Rien n'est facile, rien n'est acquis, mais avec fragilité la vie est là qui germe. Ne pas voir cela aussi, c'est donner de la réalité une seule facette et donc tromper.
Dans ce long cheminement de l'imaginaire certaines visions que l'on croyait figées sont en fait travaillées par l'évolution globale. Je veux parler de ce repli de l'agriculture sur elle-même, de l'attitude de crispation d'une partie des agriculteurs celle là même qui tendait à repousser hors de nos terres toute autre initiative. Cette posture trace des frontières invisibles plus dures que du béton, une grande muraille de prison ! Il est vrai que beaucoup de citadins avaient et ont encore souvent une image bien irréelle et plutôt condescendante de la vie rurale. Ces imaginaires parallèles se renforcent mutuellement et créent un puissant frein au déploiement des initiatives. Mais les observateurs attentifs perçoivent au quotidien sur le plan relationnel comme dans des réalisations concrètes que ces barrières sont parfois poreuses. Nous ne sommes qu'au tout début de ce mouvement encore bien fragile et nul ne sait ce que réserve l'avenir. D'un côté, tirés par des lobbies les corporatismes résistent, enfermant les représentations dans un carcan, et de l'autre, les métiers se transforment et comme une vague soumettent lentement à l'érosion les visions caricaturales. Que sortira-t-il de ces forces contraires ? Le désert sous les résineux ou un patchwork dessiné par des activités multiples ? Tellement d'éléments peuvent faire penser que le combat est perdu.
Pourtant ce jeune souffle de vie est bien là qui pousse à inventer dans une société globale qui a des besoins auxquels on peut ici répondre en partie.
Il existe ici, sur nos hautes terres limousines, à la fois cette vie mondialisée qui se révèle par la consommation de produits mondiaux mais aussi, et c'est heureux, par les influences culturelles multiples, et en même temps l'émergence de cultures vivantes maintenant plus visibles bien que fragiles.
Nous savons bien les obstacles qui se hissent devant le déploiement de cette jeune énergie liée à l'ouverture culturelle. C'est pourtant un point d'appui générateur d'un nouvel imaginaire qui lentement se diffuse dans l'ensemble des activités.
En parlant d'écoles de danse de Madras, de clubs d'œnologie, d'élevages andalous, l'anthropologue Jean Pierre Warnier dit : "les sujets vivent mieux en dansant, en soignant du vin ou les animaux qu'en regardant les spectacles de marketing. Tous portent bluejeans et boivent Coca Cola, mais leur vie est ailleurs et /'observateur superficie/ n'y verra que du feu" (La mondialisation de la culture, Editions La Découverte).
Richard Millet n'est pas un observateur superficiel, ni des noirceurs de l'âme, ni de la fin d'une époque. Mais quelque chose se passe qui, peut-être, peut permettre dans la pensée et l'action de dépasser ce qui a fait notre douleur commune. Les hommes portent aussi en eux des facettes plus légères. Et la vie ne s'arrête pas au milieu du 20ème siècle !
Même étroites et soumises à des forces bien plus larges notre collectivité humaine dispose de marges de manœuvre si elle sait s'adapter aux opportunités.
Reconnaître ce qui existe dans sa complexité, comprendre, ne pas accepter, s'engager, c'est permettre de progresser. "Sans musiques, pas de rêves. Sans rêves, pas de courage. Sans courage, pas d'acte". Cette idée qui me semble si juste du cinéaste Wim Wenders, nous en avions fait notre devise avant même qu'il ne l'écrive récemment avec talent dans Le Monde.
Sur la Montagne limousine, il y a de la musique, des rêves, du courage, de l'action. Un nouvel imaginaire se développe, présent, vital, et qui trace le début d'un incertain mais possible avenir.
Alain Fauriaux