Dans le jardin de mon enfance. il fallait se plier aux règles suivre sans discussions les ordres commerciaux. Nous devions enfumer, pulvériser, brûler, désherber, traiter de toutes les manières la nature rebelle. désastreusement inventive.
J'avais appris à intimider les taupes à l'aide de bouteilles cul cassé, enfoncées dans le sol. goulot au vent. de façon à produire des sons faisant fuir l'animal. La pelouse hérissée, devenue terrain miné, occasionna quelques accidents. Elle attira surtout les sarcasmes des admirateurs de greens qui voyaient dans ce chef d'œuvre une piètre déclinaison de l'Arte Povera.
On disposait aussi quelques tessons de verre aux bons endroits que la taupe, habile en contournements, évitait. Hémophile censée périr à la moindre coupure, elle devait ne pas en réchapper. Nous n'avons jamais retrouvé le cadavre d'une taupe exsangue. Les bris de verre, eux. remontaient à la surface, émaillant l'herbe de couleurs scintillantes.
La technique du tuyau d'arrosage, dispendieuse en eau, montre ses limites à celui qui espère noyer de cette façon les animaux souterrains. Quelques résurgences éloignées du trou inondé révèlent assez vite les capacités viaires du réseau immenses, désespérantes.
Dans le jardin de mon père, les fusées fumigènes fonctionnèrent une seule fois. Une rumeur courait la fumée. apparentée au gaz moutarde. aurait conduit deux Jardiniers incendiaires à l'hôpital de Guéret. Après avoir expérimenté les appâts les plus divers - dont le ver de terre en kit. d'un gris brunâtre peu appétis5ant. tout droit sorti d'un tube dentifrice qu'il fallait presser en prenant garde de ne pas toucher le produit avec les doigts (l'odeur "humaine" disait-on avec des mines entendues), nous étions convenus que seuls les poisons sérieux, attestés par les grands empoisonneurs de l'Histoire. nous permettraient d'atteindre le but : exterminer les taupes.
L'assassinat des taupes à la strychnine demande expérience et patience.
Nous procédions aux cérémonies dans la plus grande rigueur. Pour tuer les taupes, d'abord tuer les vers. Les vers capturés mouraient emmêlés se tordant de douleur. Qui a procédé à ce double meurtre sait combien cela occupe le temps et l'esprit. plongeant le jardinier dans le doute. Si l'on était taupe, on ne voudrait à aucun prix de ce gel rouge et bleu de vers inanimés.
Qu'allait-il se passer ?
Toutes ces expériences conduisaient à une diminution temporaire du nombre de taupinières sur la pelouse, vers le milieu de l'été, sans qu'il soit jamais possible de déterminer si cela était dû à nos efforts ou à la sécheresse. L'animal, en saison chaude, approfondit ses galeries, s'éloigne vers les bois et les fonds humides où il trouve sa nourriture. Quoi qu'il en soit, nous entretenions avec la taupe une relation quotidienne qui nous liait à elle de façon intime. Aussi, lorsqu'il nous arrivait, par malheur, d'en capturer une, nous étions émus, abasourdis d'une si prégnante victoire et comme désolés de constater que l'animal ne bougeait plus. Il demeure en nous quelque chose du chat jouant avec la souris, tant que la souris vit.
Impossible de faire le tour de la question taupière tant il existe de produits et de méthodes à disposition. Une dernière, cependant. pour achever ce parcours . le fusil de chasse. Aux heures dites - le matin, le midi. le soir- se tenir prêt à tirer dans la taupinière ou à côté. peu importe la déflagration provoque un arrêt du cœur de l'animal. Parfois aussi du chasseur. J'ai assisté à ce spectacle un Jardinier-militaire sautant de la fenêtre de la cuisine, arme à la main. Il avait vu bouger la terre ..
Chaque espèce déclarée nuisible génère des trésors d'inventions meurtrières. Le jardinier, sûr de son bon droit d'éradicateur, baigne dans une paranoia activement entretenue par les vendeurs de poisons. Il se rend esclave d'une pratique compliquée, inutile et nuisible. Tout ce qui ne procède pas de son "projet" doit être effacé du paysage. Les animaux gênent.
Lorsque j'ai pu acquérir un terrain, la question s'est posée est-il possible en ce lieu, suffisamment abandonné pour accueillir une sauvagine, de combiner un jardin à la nature elle-même ? Etablir un territoire de partage ? Les animaux y trouveraient-ils leurs comptes ? Accepteraient-ils ma présence 7 Comment ré-apprivoiser une faune si longtemps pourchassée ?
Autour de moi. aucun exemple pour m'aider Je devais faire mon expérience. J'avais décidé qu'une part du Jardin - en tant que biomasse. feuilles, fruits, rhizomes, graines, etc. - reviendrait aux animaux habitués à s'en nourrir Cela revenait à céder également une part d'espace.
Sans le vouloir à ce point, le désirant tout de même, de façon lente et imprécise, J'ai fait un Jardin pour les animaux.
Gilles Clément