Les photographes de La Photo du Siècle arrivent une heure avant l'heure. Ils posent la chambre photographique.
La tête sous le rideau noir, ils préparent la photo, ouvrent grands leurs oreilles.
Ils installent des chaises, des tables, repèrent une fenêtre, une chèvre, placent une remorque de tracteur.
Il est l'heure.
Ils arrivent. Presque tous ensemble. Presque une procession.
Ils ne sont pas tous là. Ils sont nombreux pourtant. Malgré la chaleur. Malgré la bruine.
Ils se disent bonjour, s'embrassent. Que deviens-tu? T'es toujours avec Jeanine ? ...
C'est vous qui habitez la belle petite maison à l'entrée du pays ? Non, je n'ai pas encore vu la tête de l'avocat anglais qui a racheté la ferme d'Emile.
Approchez mesdames, approchez messieurs.
Les petits derrière, les grands devant. Non, surtout pas. Chacun se met là où il veut. Reste dans l'ombre où mets-toi en évidence, fuis cette sale tête et rapproche- toi plutôt de l'amant.
Mais il est interdit d'être caché.
Tiens, le premier rang de chaises est étrangement vide. Qui va devant ? Le maire ne veut pas, le châtelain n'y tient pas. Mesdames se sauvent. Merci messieurs les chasseurs.
Petit à petit, chacun trouve sa place. Devant, derrière, assis, debout, juché.
Monsieur se décale. La vache le cache.
On se remercie d'être là.
Monsieur le maire passe l'écharpe tricolore, prend sa petite-fille dans ses bras. Il n'en revient pas. Jamais il n'aurait cru qu'autant de monde se déplace. Il les connaît ses administrés. Le 14 juillet, y'a plus personne, le 11 novembre, n'en parlons pas. La fête foraine, une peau de chagrin. Même le méchoui offert par la mairie est tombé à l'eau . Que faut-il leur donner pour qu'ils éteignent cette foutue télévision ? Du rare et pas cher. .. Une Photo du Siècle monsieur le maire.
Les opposants sont là Les nouveaux se sont déplacés. Les adolescents sont venus voir.
Et même si quelques illustres anciens ont boudé comme des gamins, le voilà rassuré.
Le moment est imminent. Personne ne bouge. Tout le monde regarde.
Un.
Deux.
Trois.
Voilà pour la première.
Et la voilà ! s'exclame Léon, clown pictural, brandissant un cliché sur fond de tournesols !
On n'arrête pas le progrès !
(éclats de rire)
Le photographe a beau dire, que ça ne fait pas mal, le rire leur fait du bien à ces habitants qui se les gèlent en lisière de bois.
Ce n'est pas rien d'avoir subitement un vent de conscience du temps qui passe, du temps qui fâche, du temps qui lasse ....
Le photographe attend le silence pour la troisième et dernière prise de vue ... . Le silence démarre. Presque un recueillement.
Le rideau tombe. Bravo à tous les acteurs.
Ils respirent. Des os craquent. Des sourires fusent. Des enfants courent. Le vin d'honneur n'est pas loin. Pastis en bas de la carte de France, bière au Nord, Kir dans l'ancien duché de Bourgogne.
Ils se racontent des choses ... Une heure. Deux heures ... Ils parlent du pays, d'avant-hier, d'après-demain, des absents qui n'ont pas toujours tort, de ce village voisin qui vient enfin de rejoindre la communauté de communes. Ce ne sont pas des faciles, nous non plus d'ailleurs.
Ils espèrent que la photo sera belle. Parce que leur village est le plus beau du monde.
Leur photo. Qu'ils vont mettre dans la salle à manger.
Qui est aussi une photo parmi six cents autres. Une certaine France en ce changement de millénaire. Celle des vaches en vrai et des cafés fermés. Celle des Normands et des Corses. La France rurale comme on dit, dont il faut parler avant qu'elle ne s'éteigne encore, avant qu'elle ne devienne dans cent ans le jardin des riches.
Alors merci à Monique d'être montée en haut de la colline en escarpins, un certain 22 août 2004 torride.
Merci à Marguerite d'être venue avec ses jambes d'octogénaire s'asseoir aux côtés de sa sœur jumelle.
Merci à Florence et Pascal d'avoir parqué leurs limousines en bas du pré.
Merci à Anca et Eugène d'avoir fait le déplacement spécialement de Hollande.
Merci au doyen de s'être mis sur son 31, un 19 au matin.
Merci au chauffeur des pompiers d'avoir mis la pompe à eau là où il fallait.
Merci à Riri d'avoir accueilli, non sans inquiétude, les habitants dans sa vigne.
Merci à la jeune maman et son nouveau-né tout juste sortis de la maternité.
Merci à ce maire d'avoir été convaincu qu'il y aurait tout au plus quarante personnes quand il y en eu cent vingt.
Merci à la grande dame parée de bleu, assise sur le tabouret, d'avoir élevé la voix pour dire, haut et fort, qu'elle ne faisait jamais comme les autres ...
Merci aux habitants, en place au bord de l'eau, d'avoir attendu vingt minutes, sans bouger le petit doigt, l'arrivée de la secrétaire de mairie.
Et merci au ciel qui, depuis six ans, joue avec nous.
Marie-Jo Magnières