Le Limousin intrigue et rebute, quand il ne prête pas à sourire : plus qu'une région, il est un désert vert, à peu près inconnu, un territoire maudit de l'imaginaire français. On n'y voit le jour que pour s'en aller, comme le cardinal Dubois a fui Brive, Giraudoux Bellac, Jouhandeau Guéret, Rebeyrolle Eymoutiers, Rohmer Tulle. Une terre inhabitable, que mes ancêtres quittaient pour aller travailler comme maçons à Paris ou négociants en vins à Bordeaux. Avec Guéret, Tulle ou Brive, Limoges, sa capitale, est un des symboles de l'ennui provincial : comment ne pas périr dans une ville qui a donné le verbe limoger ? Comment ne pas se souvenir du pédant charabia de l'escholier limousin de Rabelais ou du Limougeaud Pourceaugnac de Molière, parangon du ridicule de province ? Quant aux hommes politiques qui y naissent, ils continuent d'incarner le vieux rêve "rad'soc" d'une France où tout le monde serait de gauche, même à droite.
Voilà donc une région qui a rempli sa fonction de terre balzacienne : on nait en Limousin pour devenir Parisien, c'est à dire en reniant son origine provinciale.
On me dira que la littérature n'est plus le référent idéal français, que l'opposition entre Paris et la province est dépassée. On ne croit pas si bien dire : c'est peut-être Paris, donc la France, qui est en train de se diluer dans l'Union européenne, de se provincialiser au sein d'un monde remodelé par l'Amérique. D'aucuns me soufflent que c'est justement maintenant que les régions ont un rôle à jouer, que les nations sont des cadres obsolètes, et les racines nécessaires, une fois lavées de leurs connotations barrésiennes ; et de redéployer le "potentiel" de la "région Limousin" (label auquel je préfère, somme toute celui de province). Je leur réponds que le Limousin n'existe pas : que, des trois départements qui le composent, la Haute-Vienne est tournée vers les Charentes, la sinistre Creuse soupire vers les plaines du Bourbonnais, et la Corrèze vers le Quercy et le Bordelais. Le Limousin est une fiction à quoi la Montagne limousine a donné un semblant d'unité, comme un ensemble de terres rassemblées autour de sa forteresse. Une forteresse, dont le donjon est le plateau de Millevaches, bientôt classé parc naturel régional, donc muséifié. Le régional contre le provincial. Tel serait le salut de ces terres perdues mais sauvées par ses traditions anciennes et récentes : la porcelaine, la liqueur de noix, les bovins à robe rousse, les pommes golden, l'école de Brive, les cèpes, le festival théâtral des Francophonies de Limoges, les centres d'art contemporain de Vassivière et de Meymac, le tourisme vert, le haras de Pompadour - autant dire pas grand chose puisque tout cela est inclus dans une économie qui ne produit plus de symbolique. Le Limousin est mort dans les années soixante avec ses paysans, ses maçons et sa langue ; il n'est plus qu'une entité administrative qui se rêve un avenir que ses villes ne sauraient lui assurer, puisque géographiquement inaccessibles, et un destin culturel sous perfusion des deniers publics. La vraie culture, nous le savons, nous autres écrivains, est ce que Paris transforme en universel. C'est pourquoi je refuse d'être considéré comme un écrivain limousin. Non que je renie mes origines ; bien au contraire, je tâche dans mes livres de faire entendre ce qu'ont été les hivers interminables, le souffle des bois et de la grande nuit contre laquelle mes ancêtres ont lutté sur le haut plateau granitique. Mais le fait d'être originaire de cette province ne saurait m'assigner à résidence : la vraie culture a lieu hors territoire, sur les terres de l'imaginaire, là où les paysans limousins rejoignent les pauvres hères du Mississippi ou d'ailleurs.
Richard Millet
Palais des Papes. Avignon. La vieille dame contemple les Demoiselles exposées là, devant elle, sur le mur de pierres claires. Perplexe, elle s'approche de l'artiste pour lui dire son incompréhension. " Parlez-vous le chinois ? ", lui demande Picasso. " Non ", répond-elle et le peintre d'ajouter alors : "cela s'apprend, madame ! " Saint - Priest - Taurion. Soixante ans plus tard. Une initiative privée fait venir dans ce petit village du Limousin plusieurs dizaines de dessins du même Picasso pour trois jours d'exposition publique.
C'est avant que ne s'ouvre à Eymoutiers l'Espace Rebeyrolle situé non loin du Centre National d'Art et du Paysage de Vassivière, lui-même proche de Meymac, cet autre bout d'une route d'art contemporain unique en France et qu'ouvre, aux confins charentais, le merveilleux château de Rochechouart.
En ce même Limousin se dessinent d'ailleurs chaque jour d'autres œuvres (codeurs optiques, interrupteurs, voitures, assiettes, rotules, parfums, aliments, veaux, vaches, moutons, jouets ... ) qui font le tour du monde 1 Tiens, j'entends dans la merveille des prairies jaunes et vertes de notre printemps passer les airs baroques, électroniques ou électro - acoustiques, de musiques vivantes qui font connaitre cette région de France partout en Europe et au - delà.
Et cette Montagne Limousine qui dessine, elle, les contours de nouvelles solidarités ; et cette Région (r majuscule) qui est la première en France, et l'une des premières en Europe, à utiliser les outils de la prospective pour penser, écrire et construire son avenir (Limousin 2007, Limousin 2017) ; tout cela fait des choses qui sont un peu autre chose que pas grand chose. Ici s'inventent aussi entre Corrèze, Creuse et Haute-Vienne, de nouveaux matériaux, d'intelligentes manières d'utiliser l'eau pour ici et pour le monde, et puis du théâtre, et puis des meubles en châtaignier et puis de la cuisine, une Technopole rien moins que symbolique et puis... Et puis, c'est tout simple : ici c'est vrai qu'on est bien !
Evidemment, ici l'on a aussi des problèmes, voyez-vous, ici l'on meurt, ici l'on a parfois des envies d'ailleurs comme d'ailleurs dans le métro de Bastille à La Défense ou de Place d'Italie à Bobigny. La région, d'ailleurs, accueille ici chaque année quelques survivants désireux de vivre autrement. Bien sûr que j'aime aussi d'amour Paris, lie de France, contre les raisons mêmes de désespérance que suscite cette région (car région là aussi il y a). Je l'aime pour ce qu'elle est et m'apporte d'universel et de singulier. Comme toutes les régions, elle est un lieu inventé par cette relation unique que tissent entre eux les hommes et la terre. Tout territoire est une œuvre d'art disait Greppi, géographe italien paraphrasant Heine, le poète allemand.
Chaque jour, ici, les habitants, comme ailleurs, créent leur vie et leur région. Avec le Limousin la vie a dessiné une œuvre singulière. Pour la comprendre dans toute sa réalité, sinon l'aimer dans sa vérité, encore faut-il l'apprendre, donc la connaitre. A la préciosité ridicule des brochettes à poncifs même bien cuits sur la culture et sur le Limousin, j'ose donc préférer le jus savoureux de nos viandes qui expriment dans leurs fibres leur histoire, leur terre, leur matière, leur sol. Aux bavardages hors sol, j'ose préférer nos œuvres d'ici ; aux "universaux" mal pensés, nos moissons vraies qui sont, comme toute création, de la culture ; et à tous les métropolismes même intellectuels, nos résistances, fussent - elles modestes.
Vivent toutes les régions, tous les lieux, vive notre Limousin battant, de toute sa sacrée nature, de toute sa création et de toute son histoire.
Et bien le bonjour à tout le monde !
Eric Fabre