Dans sa vieille maison de Gioux, au village d'Hyverneresse, Françoise Meltzer retrouve chaque été et chaque Noël ses racines. Elle, qui enseigne la littérature à l'Université de Chicago, passe en effet un gros tiers de son année – plus de quatre mois – dans le berceau familial. « Ma famille est ici depuis plus de 400 ans. Paysans et maçons comme la plupart des creusois, elle a connu ce qu'ont connu beaucoup d'autres familles. A la fin du XIXème siècle, après des siècles de migrations temporaires, elle s'est installée à Paris. Mon arrière grand-oncle s'y est établi, d'abord comme maçon, puis comme entrepreneur. Mon grand-père était lui aussi maçon. Gazé pendant la guerre de 14, c'est surtout sa femme, ma grand-mère qui était couturière, qui a fait vivre le ménage. Les liens avec Gioux restaient très forts. Ainsi, ma mère, leur seconde fille, a vécu à Hyverneresse toute son enfance. C'est sa grand-mère qui l'a élevée ici jusqu'à l'âge de sept ans, c'est à dire jusqu'au moment où elle est allée à l'école à Paris. Un grand déchirement pour cette petite fille qui découvrait brusquement un autre monde et qui pendant ses trois premiers mois de scolarité dans la capitale ne parla que patois en espérant qu'on la renverrait "chez elle", à Gioux ! ».
La petite fille devint donc une petite parisienne, grandit, rencontra un diplomate américain d'origine allemande (un certain Meltzer). C'est ainsi que naquit quelques années plus tard Françoise, à l'enfance internationale, suivant ses parents en fonction des nominations de son père, en Allemagne où elle passa la plus grande partie de son enfance, puis aux Etats Unis, où elle rencontra son mari, et où elle vit toujours lorsqu'elle n'est pas à Gioux. « A table on ne parlait que français, et si je disais un mot d'anglais, je devais débourser dix cents. » Du coup, maîtrisant l'allemand, l'anglais et le français, elle se lance dans la littérature comparée, se spécialise dans la théorie critique, fait partie de ces médiateurs universitaires qui transmettent outre-atlantique les travaux de Michel Foucault, Jacques Lacan, Jacques Derrida ou Julia Kristeva. Elle écrit un livre sur Jeanne d'Arc ou – c'est son travail actuel- sur la période charnière de la révolution de 1848.
« Mes origines sont néanmoins ici. Comme je suis née femme, je suis aussi née avec ce passé, ce lieu, cette histoire, qui font partie de mon identité. De ce point de vue je ne suis pas du tout "l'américaine", comme m'appellent mes amis et voisins du pays. Je ne viens pas ici en vacances seulement. J'y travaille, j'ai mon ordinateur portable, mes livres. Je vis ici le tiers de ma vie ».
Du coup, le plateau, Françoise Meltzer en suit l'actualité régulièrement. Et lorsqu'elle apprend qu'une porcherie industrielle doit s'implanter sur sa commune et que d'autres projets sont en cours, elle ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec la situation de l'agriculture américaine qu'elle connaît bien. « J'ai tout de suite compris que développer l'industrie porcine dans notre région, c'était prendre le pire de ce que l'Amérique a produit. Là-bas, 44 états sur les cinquante sont touchés par la pollution liée à l'élevage industriel. Promouvoir des porcheries de ce type en Limousin, c'est une terrible régression. Contrairement à ce qu'on dit, c'est faire rentrer le Limousin dans le passé, le passé de la Bretagne ou des Etats Unis. Il faut absolument réagir devant une telle situation. Les industriels de l'agroalimentaire croient que parce que nous sommes une région un peu "oubliée", on peut y faire ce qu'on veut, qu'il n'y aura pas de réactions. Il faut prouver le contraire. D'autant que la question des porcheries ne concerne pas que Gioux, ni même le plateau. En fait c'est le symptôme d'un problème global qui concerne l'avenir de la planète ».
Françoise Meltzer pense que le débat doit être porté sur la place publique. Elle prend donc sa plume et adresse sa tribune au Monde.
« Après la publication, j'ai reçu beaucoup de réactions, d'Allemagne, des Pays Bas, d'Angleterre, d'Irlande, des Etats Unis, de Paris, et de nombreuses régions de France. Ainsi ce monsieur qui m'écrit d'Ardèche : J'espère que votre article aura “réveillé” pas mal de monde. J'ai été sensible à votre rappel de la catastrophe en Bretagne, notre lieu de vacances habituel que je vois (et sent !) se dégrader d'année en année. Il me semble que vous avez parfaitement montré l'incohérence du déplacement de l'agroalimentaire en Limousin, après l'échec économique et écologique breton. Tous disent à peu près la même chose : ce n'est pas possible qu'on fasse ça à une région jusqu'ici préservée comme le Limousin ! ».
Paradoxalement, elle n'a pas eu beaucoup de retours du plateau. Et elle s'étonne que la vague d'opposition qui s'est manifestée à propos du projet de Gioux, en particulier de la part des maires et conseils municipaux voisins, n'ait pas trouvé de relais assez puissants pour influer sur les décisions du Préfet.
A ceux qui lui reprochent d'attaquer les agriculteurs, elle répond révoltée : « Mais ce sont les agriculteurs qui les premiers trinquent ou vont trinquer avec ce modèle d'élevage industriel ! Les petits éleveurs sont en fait pénalisés dans ce système. Comme aux Etats Unis, il ne s'agit que de faire de l'argent et pour cela de ne privilégier que ce qui est gros, sans ce poser de questions sur ce qu'on prépare pour l'avenir. J'ai une amie qui connaît un peu le président Bush. Je lui ai demandé si Bush a pensé au monde qu'il lèguerait à ses petits enfants. Vous savez ce qu'elle m'a répondu ? Bush estime que ses petits enfants pourront s'acheter de l'eau en bouteille… ».
Propos recueillis par Michel Lulek