Automne 1995, le rêve devient réalité : nous serons bientôt les heureux propriétaires d’une maison en Limousin. Le rendez-vous est pris pour ce lundi après-midi vers 14h dans une très sérieuse agence immobilière de Limoges. La description faite par téléphone de la maison nous est précisée à renfort de détails croustillants et ne peuvent que séduire les nouveaux arrivants que nous sommes : située au nord de Limoges, à la périphérie d’un bourg appelé Saint-Sylvestre, la demeure est isolée au bord d’une forêt (calme assuré), le très sympathique agent immobilier nous gave de propos rassurants et nous fait comprendre que nous ne pourrons trouver mieux ailleurs, qu’une occasion comme celle-ci ne pouvait en aucun cas se refuser. La maison est constituée d’une cuisine spacieuse, d’un coin salon avec cheminée, de 3 chambres à l’étage, d’un petit appartement indépendant à l’arrière de la maison, d’un jardin ouvert menant directement par quelques chemins peu fréquentés à l’immense forêt voisine ; après ces quelques descriptions d’usage (mais au combien motivantes !), un de ses collègues fait irruption dans le bureau et en rajoute une couche : «tu n’as pas oublié de leur parler de la piscine ?». C’en était trop, nous ne pouvions plus tenir, il fallait dès à présent nous rendre sur le lieu du bonheur ; «si vous voulez, nous pouvons vous y emmener de suite, je suis disponible jusqu’à 17h» propose le commercial. Quelle bonne idée, nous décidons de prendre chacun notre voiture et de suivre le véhicule de l’agence, direction Saint-Sylvestre.
Trente minutes plus tard, nous entrons dans le bourg et le traversons pour rejoindre une route étroite nous menant directement vers une zone boisée dépourvue d’habitations. Le ciel se couvre et un léger crachin transforme notre parcours découverte en périple quelque peu austère. Le calme assuré n’est plus vraiment rassurant, la forêt chatoyante se transforme bizarrement en jungle ténébreuse et la demeure limousine tant attendue s’offre à nous comme ce sombre bagne de Cayenne recouvert d’une végétation tentaculaire. Nous stoppons net devant ce spectacle de désolation et n’osons pas sortir de la voiture, pétrifiés devant ce qui quelques minutes plus tôt nous était annoncé comme la maison du bonheur. Un coup sur la vitre nous ramène à la réalité, l’agent souriant et motivé nous propose avec joie une visite de notre future propriété : «sortez, vous verrez par vous-mêmes, un bon coup de tondeuse et ça aura déjà plus d’allure!».
Des herbes hautes avaient au fil du temps repris leurs droits, des ronces entouraient les barrières et la porte d’entrée couleur rouille grinçait comme pour prévenir d’éventuels revenants de notre présence. Des coupe-coupe auraient dû être fournis spécialement pour ce genre d'expédition ; nous pouvions difficilement distinguer la bâtisse envahie par une végétation abondante, la façade avait disparue sous la verdure et nous marchions sur une espèce de matelas composé de mousse, de boue et de pierres. Notre guide souriait difficilement et finit par nous avouer avec un léger tremblement dans la voix que cette maison était restée inhabitée depuis un temps certain et nous invitait à nous rendre à l’intérieur des ruines en précisant que quelques travaux de restauration seront les bienvenus avant d’investir les lieux. Notre sens aigu de l’observation lui donna raison... L’intérieur ressemblait parfaitement à l’extérieur ! Autant de végétations avec moins de lumière, des salles difficiles à définir malgré les propos du commercial qui, d’un coup de baguette magique, s’était improvisé avec brio décorateur d’intérieur et nous laissait difficilement imaginer ce à quoi ce gros tas de pierres pourrait devenir après une restauration pharaonique. Nous n’étions pas arrivés au bout de nos surprises, nous allions enfin découvrir la fameuse piscine tant méritée ! Celle-ci se situait en amont du jardin, à l’entrée de la jungle. Après s’être frayé un passage au travers des ronces, nous arrivions devant «la chose» : la piscine, un bac de béton carré d’environ 5 m de côté, recouvert de mousse et d’une profondeur digne des oubliettes moyennageuses, le fond était trop sombre pour mesurer la profondeur du «piège» mais cela n’empêche pas notre commercial d’envisager pour nous convaincre l’achat d’un superbe carrelage bleuté «façon» piscine de luxe !
Après avoir fait le tour du «domaine», nous nous retrouvons en état de décomposition mais en bons diplomates nous engageons la conversation. Intrigués par tant d’années d’abandon, nous commençons à interroger vivement notre agent immobilier sur leur difficulté à vendre cette maison. Après de longues explications sans grande clarté, l’homme finit par nous conter les «glorieuses» années d’exploitations de l’uranium à Saint-Sylvestre et en Limousin. Il nous apprend avec retenue que nous nous situons à proximité d’une ancienne exploitation mais qu’il ne fallait surtout pas faire un quelconque lien entre l’uranium de Saint-Sylvestre et la soudaine désertion des lieux.
De l’uranium, une maison en ruine, un lieu déserté depuis quelques décennies... suffisamment d’indices pour nous faire comprendre qu’il existait peut-être d’autres lieux que celui-ci où il faisait bon vivre. Saint-Sylvestre ne sera donc pas notre terre promise.
En quittant les lieux, nous faisons grincer à nouveaux la porte du jardin ; je remarque, dépassant de la boîte aux lettres, un journal impeccablement plié et jauni par les années ; je ne peux me retenir et ma curiosité prend le dessus, je m’empare du journal, fais glisser la bande de papier entourant le quotidien, le nom mystérieux du destinataire n’est plus lisible sur l’étiquette, seule la date apparait... «samedi 23 novembre 1963». Je déplies le tabloïd avec empressement et reste quelques secondes sous le choc de la 1ère de couverture qui titrait «Kennedy assassiné hier à Dallas» !
Laurent Vanhelle