IPNS - Dans votre livre “Comprendre le pays limousin”, vous donnez dix clés qui vous semblent expliquer le Limousin d’aujourd’hui. Parmi elles, certaines peuvent nous apparaître comme des évidences : le Limousin est une “terre pauvre et cloisonnée”, c’est un “massif contourné”, enclavé. D’autres clés, au contraire, nous renvoient une image plus inattendue. Ainsi, vous présentez le Limousin comme une “région florissante” et prospère, jusqu’au moyen âge. Vous parlez même “d’âge d’or”…
Marie-France Houdart - Une région prospère au moyen âge, peut-être pas, si l’on entend par là que chacun de ses habitants vivaient dans la "prospérité", mais florissante sûrement, si l’on songe à la place tenue alors par le Limousin, dans le monde des arts, du commerce, de l’économie, de l’artisanat... Comment expliquer cet "âge d’or" ?
Ce petit pays, qui, au gré des événements, passait alternativement sous l’autorité des puissances aquitaines (Toulouse, Poitiers), françaises ou anglaises, qui était lui-même divisé en huit vicomtés dont les seigneurs étaient constamment en guerre les uns contre les autres, était en fait sous l’autorité du seul pouvoir resté stable pendant 10 siècles : l’Eglise. Depuis le début de l’évangélisation, d’ermitages en monastères, de fondations en donations, régnant sur les âmes et sur les terres, elle s’était acquise une puissance économique, financière et morale remarquable qui lui permit de jouer un rôle moteur dans le développement de la région : défrichement et mise en culture des terres, irrigation, élevage, développement artisanal et commercial entraîné par la construction des églises et le culte des reliques... De Limoges partait dans toute l’Europe une production immense de pièces d’émaillerie et d’orfèvrerie. La région était un carrefour routier important pour tous les pèlerins se rendant à Compostelle et un lieu de grandes foires. Si bien que Limoges était devenue la ville phare, la ville "sainte" où les princes d’Aquitaine venaient se faire couronner, et le Limousin le pays dont il était de bon ton, dans toutes les cours du Sud, de parler la langue.
Cette ambiance à la fois intellectuelle, artistique, religieuse, ce raffinement de l’esprit ne doivent pas être étrangers au développement de la poésie des troubadours et de l’amour courtois, qui, parallèlement aux divers conciles tenus par l’église en Limousin pour ramener les seigneurs (qui s’en prenaient un peu trop souvent aux biens de l’église) à la "Paix de Dieu", rendit les mœurs plus douces dans les châteaux. Ainsi dans les cours seigneuriales, on menait, entre deux guerres, une vie de faste et de poésie, dans une ambiance courtoise et raffinée tout à fait inconnue dans le nord de la France encore très rustre. Entre toute les régions d’Aquitaine, du Limousin jusqu’aux Pyrénées, et même par-delà jusqu’à la Catalogne, règne ainsi, à l’époque, une communauté de culture et de langue, renforcée par des réseaux d’échange avec l’Espagne et déjà une importante émigration vers l’autre versant des Pyrénées.
Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, que les habitants vivaient dans l’aisance, loin de là. Ils étaient assujettis, en tant que tenanciers de terres seigneuriales (dont une bonne partie étaient du reste des terres de monastères), à une accumulation de redevances. Encore n’ont-ils pas connu le servage des grands domaines du Nord et, se succédant souvent de père en fils sur les mêmes terres dont ils finirent par se sentir propriétaires, ont-ils acquis peu à peu un sentiment de grande fierté et même de liberté touchant "leur bien", qui marque encore aujourd’hui l’âme limousine.
IPNS - Qu’est ce qui a fait basculer le Limousin de la prospérité à la pauvreté qui semble le caractériser après le moyen âge ?
M-F H. - Ce basculement ne s’est pas fait en un jour et ses causes sont multiples. Mais finalement, on peut dire qu’elles découlent toutes d’une cause unique : l’assujettissement progressif et total au pouvoir de la France du Nord.
Cela commença par la croisade contre les Albigeois qui, sous prétexte d’écraser le mouvement cathare, aboutit finalement à l’annexion totale de l’Aquitaine par le roi de France (Louis IX dit Saint Louis). Vu, sans doute, l’influence de sa puissante église, le Limousin prit alors le parti des croisés.
Puis après les malheurs de la guerre de cent ans, quand, dans les autres provinces on mettait tout en oeuvre pour "reconstruire" le pays, le Limousin se voyait abandonné peu à peu des maîtres de domaines, nobles et ecclésiastiques, qui trouvant peu rentable d’investir dans la terre, la délaissèrent pour se tourner vers des charges plus lucratives. Il faut dire qu’entre temps, l’Eglise (c’est dire sa puissance), avait été appelée à un destin plus élevé : la papauté en Avignon, qui draina, à la suite de ses trois papes limousins, tout ce que le pays comptait de prélats. Les riches monastères tombent en ruines, les abbés n’y résident plus, les évêques se font représenter... Le Limousin est alors abandonné par la puissance qui avait fait son renom.
Puis le pays va se trouver pris peu à peu dans l'étau de la "centralisation", exploitable à merci dans les intérêts du royaume de France liés à ceux de la papauté. Il va être en effet assujetti à un régime d’imposition qui va peu à peu sucer toutes ses forces vives et lui faire perdre progressivement ses hommes, ses richesses, ses élites qui se transportent à la capitale, dont elles adoptent manières de voir et préjugés vis-à-vis de ce pauvre limousin “mache-râves”. Avec la centralisation française, le Limousin perd sa fierté et son âme.
IPNS - Vous dites qu’on arrive au XIXème siècle à une “situation de blocage”. Comment en est-on arrivé là et comment caractériser ce “blocage” ?
M-F H. - Au fur et à mesure du renforcement du centralisme royal et de son système fiscal, les limousins vont être entraînés dans un engrenage quasiment démoniaque.
Ils ont déjà bien du mal à "tirer leur vie" sur ces domaines minuscules dont il sont devenus au fil du temps propriétaires mais qui sont bien trop petits pour permettre de subsister : vivre en autosubsistance totale, à pot et à feu, utiliser tous les bras de la famille même ceux des enfants, vendre tout ce qui peut être vendable, tout faire pour transmettre le bien intact à un seul héritier, et puis se servir des terres communales pour compléter, moyennant le respect strict de règles observées par tous. On comprend que la plus stricte égalité doit régner entre tous pour que personne ne puisse se sentir lésé... ce qui n’encourage certes pas les innovations. Mais tout cela ne suffit pas pour payer ses impositions. Où trouver l’argent ? Pas d’emplois agricoles, aucune clientèle pour un quelconque artisanat, tant est grande l’habitude de tout faire soi-même sans dépenser. Et puis cet égalitarisme obligé encore, qui fait qu’on s’arrange toujours pour n’avoir pas à donner de l’argent en échange d’un service (on rendra par service équivalent : c’est un "emprunt") ou d’une marchandise (on paye par troc le tisserand ou le sabotier). Du reste un argent gagné au pays serait toujours un peu suspect, il serait comme pris aux autres. L’argent “bien gagné” ne peut venir que de l’extérieur de la communauté.
Alors, trouver un emploi en ville ? Longtemps tenues à l’écart du réseau routier puis du chemin de fer, les villes n’en offrent guère. Paris du reste avait-il bien intérêt au développement du Limousin ? On en doute quand on voit par exemple un préfet se réjouir de ce que les limousins avaient fait une bonne “campagne” d’émigration, et de ce que les impôts ainsi rentreraient bien... Car le voilà l’engrenage, source de tous les blocages : chaque année, une grande partie des limousins doit aller gagner ailleurs l’argent de ses impôts.
IPNS - La dixième de vos clés d’explication, c’est l’émigration saisonnière. Elle vous semble fondamentale.
M-F H. - Très chargé d’impôt par rapport à ses possibilités, le Limousin en effet ne va pouvoir s’en sortir qu’en "vendant" littéralement ses hommes. N’ayant aucune disponibilité financière, l’unique solution est donc d’aller chercher cet argent des impôts en dehors du pays, notamment dans les villes qui ont besoin de main d’œuvre, une main d’œuvre bon marché car elle est acculée.
Le problème de l’émigration est capital pour comprendre ce pays, comme tous les pays qui connaissent le même phénomène. Au XXe siècle, ce sont les Maghrébins, les Africains par exemple, qui ont besoin, comme les Limousins du XIXe siècle, de venir en France gagner l’argent qui permettra à leur famille restée au pays de payer impôts, semences... Ils quittent leur communauté pour lui permettre de subsister, de garder ses structures, son mode de fonctionnement. Ils en sont fiers. Partir, c’est montrer qu’on est un homme. Mais ce faisant, d’une part ils appauvrissent par leur absence leur communauté d’origine, d’autre part ils s’en éloignent peu à peu et finissent paradoxalement par la déstructurer en la rendant dépendante de cette société dominante qui a besoin de leur force de travail et dont ils propagent maintenant les valeurs. Et eux-mêmes se trouvent partagés finalement entre deux mondes, ici et là-bas, se sentant perpétuellement “d’ailleurs” où qu’ils soient.
IPNS - Vous opposez deux visions de la région : le Limousin noir et le Limousin rose. Ces deux images opposées sont en fait aussi fausse l’une que l’autre ?
M-F H. - Oui, ce sont ces deux images que renvoie simultanément ce pays. Un pays merveilleux, préservé, chaleureux, simple et beau. Un pays de misère, où il n’y a rien, où il ne se fait rien, d’où tout le monde est parti parce qu’on ne peut pas y vivre. Deux regards différents sur le pays, portés par des étrangers en visite ? Non ces deux images inverses sont véhiculées encore aujourd’hui par les Limousins eux-mêmes, ou plutôt par ceux d’entre eux qui sont partis et reviennent, par ceux qui ne savent pas s’ils sont d’ici ou d’ailleurs. C’est justement ce malaise qui les porte, selon les interlocuteurs et les circonstances, tantôt à parer des plus belles couleurs ce pays qu’ils ont "dû" quitter, tantôt à le peindre sous le jour le plus sombre, se justifiant ainsi de l’avoir abandonné. Eux-mêmes, en quittant en masse leur région d’origine dans les siècles passés, ont contribué à propager l’image d’un pays misérable, trop froid, trop déshérité, où on ne peut vivre. Le système même de l’émigration saisonnière, qui les empêchait alors de vraiment s’intégrer et de grimper dans la hiérarchie sociale de la société d’accueil, ne faisait qu’accréditer l’idée que les Limousins étaient arriérés et peu instruits. Ce système les coupait en même temps peu à peu de leur pays d’origine dont ils ne pouvaient plus partager vraiment les valeurs (d’où l’image noire), mais dont ils ne pouvaient se détacher (d’où l’image rose).
Images aussi fausses l’une que l’autre, bien sûr.
Dans notre prochain numéro nous poursuivrons cet entretien, en voyant comment le poids de cette histoire pèse aujourd'hui sur notre réalité.
Pour aller plus loin dès maintenant, n'hésitez pas à vous procurer les deux ouvrages de Marie France Houdart, “Comprendre le pays limousin” et “Pays et paysans du limousin” (La Nouaille, 19 160 Lamazière-Basse, tél. 05 55 95 88 31).