Prenons la définition minimaliste des Mots de la géographie : dictionnaire critique de Roger Brunet : un plateau est une forme de relief tabulaire. Il ne croit pas si bien dire, tout l’ouest du Massif central est une table. Les Espagnols appellent ça mesa ou meseta. Une table donc, comme celles qu’on trouvait dans les fermes d’avant le « progrès » : costaude, bancale, usée par endroits par les frottements et de nombreuses traces de couteau.
Cela pourrait aussi être votre main : on pourrait la croire lisse, les veines, les rides, les petites plaques et les verrues, les cicatrices, le squelette sous-jacent. Si vous étiez le géant Atlas, vous auriez la même impression en passant votre main sur le globe. La France occidentale, presque lisse, presque plate, en fait pas du tout.
Usons d’une autre comparaison, culinaire cette fois : imaginez un clafoutis ou une tarte aux prunes. Boursouflée sur les bords, telles les Monédières, pâte parsemée de bosses : ce sont les fruits. Et maintenant, coupez sans retenue, vous aurez creusé des vallées profondes, et obtenu un plateau. André Gide évoquait dans Les Nourritures terrestres, ces « plateaux où viennent se reposer des collines ». Voyons ça de plus près.
Celui de Millevaches pour commencer. Nous devons à ce brave Marius Vazeilles un premier malentendu. Dans son ouvrage Mise en valeur du plateau de Millevaches (1931), tellement pressé de convaincre, il a étendu à l’ensemble de la Montagne limousine les rêves d’aménagement forestier qu’il avait conçus à l’origine pour le seul plateau de Millevaches. Ainsi, ces plateaux, qu’on appelle de Millevaches, de Gentioux, de La Courtine, des Combrailles, de Basse-Marche, du sud-est corrézien… sont régulièrement coupés par les vallées profondes de nombreuses rivières : au nord la Creuse, le Taurion, la Tardes, et même le Cher, vers l’ouest la Maulde, la Vienne, au sud la Vézère, la Corrèze, la Diège, et plus loin à l’est le Chavanon et la Dordogne. Ce sont ces grandes cassures qui font qu’on monte et descend sans cesse. Elles n’ont pas été creusées par les rivières, qui se contentent de suivre la pente et d’envahir les creux générés par des failles géologiques. Le cours d’eau ravine et alluvionne : le bilan s’annule.
Donc, ne cherchez pas un relief plat, comme cette touriste parisienne tombant des nues : « Mais il est où, votre plateau ? » Il suffit de tendre le bras en montrant la direction de l’est, et dire : « Par là. » C’est depuis un sommet qu’on a le meilleur aperçu d’un plateau : au loin, l’horizon est rectiligne. Entre les deux, on devine par l’alternance des couleurs végétales l’ondulation du relief.
Une carte vaut mieux qu’un long discours. Reprenons la métaphore de la carapace de tortue. Elle possède, comme la Montagne limousine, une colonne vertébrale. Celle-ci constitue pour nous la ligne de partage des eaux, qui court de monts en monts, de Nedde à l’ouest jusqu’à Ussel à l’est. D’autant qu’un peu partout culminent de « grands monts », des sortes de taupinières dans notre gigantesque pré, résultat d’une érosion moins forte. En voici deux au Mont Bessou (977 m) et au signal d’Audouze (953 m), plus à l’est le Puy des Chaires (932 m) et à l’ouest le sommet avancé du Mont Gargan (735 m). LES plateaux limousins ne sont donc pas plats, ils s’abaissent en douceur vers l’ouest, le nord et le sud-ouest. Et quand les dénivelés se réduisent, on peut dire qu’on est bien sur « UN » plateau. Alors, celui de Millevaches ? Eh bien, ce plateau, au sens propre, est tout petit. Il court, façon de parler, de Tarnac à Saint-Setiers, puis de Millevaches à Sornac. Toutefois, l’ensemble DES plateaux limousins est plus vaste que LA Montagne limousine. C’est au cœur de cette dernière qu’on peut trouver régulièrement quelques kilomètres « presque » plats, par exemple quand on circule de Tarnac à Peyrelevade, en longeant la Vienne, ou encore de Lacelle à Bugeat, de Croze à La Courtine, de Faux à Gentioux... Il est utile de le préciser, pour que tout le monde parle de la même chose.
Quand on quitte la Montagne, on rencontre alors des zones plus plates, qui ressemblent plus à ce qu’on croit être un « vrai » plateau. Voyez la route de Pontarion vers le Puy-de-Dôme. C’est un plateau, mais il n’a de nom qu’après Aubusson, où commencent les Combrailles. Il est entrecoupé par la vallée de la Creuse, puis du Cher, de la Sioule…
On peut suivre aussi la route d’Eymoutiers à Limoges. Après avoir remonté depuis la Vienne, le plateau descend vers l’ouest par étages, coupé par la profonde vallée de la Combade. Ensuite, il se poursuit jusqu’à Limoges. Sur certains plats, avec de grandes lignes droites, il est difficile de rouler à 80 km/h, n’est-ce pas ?
N’oublions pas un plateau véritable, au sud de Treignac, lorsqu’on va vers Tulle ou Uzerche, plateau là aussi étagé, appuyé sur le solide massif des Monédières à l’est.
En réalité, avec ce panorama géographique, nous avons fait le plus facile. Voici pourquoi.
Dans ce milieu naturel assez bien défini, nous avons vu se produire deux exodes opposés. Quand notre Montagne limousine avait du mal à nourrir ses habitants, c’est le travail des ouvriers migrants qui l’a aidée à survivre. Il fut ensuite un temps de ruptures : l’exode rural, de saisonniers, devint définitif (voir IPNS n°46, mars 2014). À l’inverse, depuis un demi-siècle, de nombreux habitants sont venus d’ailleurs, attirés par des conditions de vie agréables, loin des villes, et la possibilité de créer soit une activité économique, soit des groupes inspirés par le slogan « un autre monde est possible ». On y cultive l’écologie, comme une forte méfiance envers les autorités politiques, ou des opportunités culturelles (comme la Fête de la Montagne). Nous pourrions appeler cette société redynamisée le « Plateau alternatif », tissé de communautés et associations très militantes, à la moyenne d’âge plutôt jeune, inventives et non-résignées. Nous observons aussi des positions de révolte ouverte contre bien des projets gargantuesques et des situations d’injustice (migrants, gilets jaunes). Nous dénommerons cette forme plus radicale « Plateau insoumis ». Dans tout ça, où est le fantasme ? Il est d’abord chez ceux qui regardent toutes les initiatives des « gens du plateau » avec méfiance, dédain, mépris même. Entendu ceci un jour dans une mairie : « Ça, on ne soutiendra pas, parce que ce sont des gens du Plateau. » Tout juste si l’on ne parlait pas d’invasion des « néos », et pourquoi pas d’ennemis tant qu’on y était ? Enfin ce Plateau qui fait peur existe bel et bien, avec ses réussites et ses côtés agaçants. Beaucoup de personnes vivant en dehors (géographiquement) s’y reconnaissent, s’en revendiquent et y « montent » souvent. C’est un atout, à condition que ni les uns, ni les autres ne campent sur leurs frontières. D’ailleurs, il est facile de remarquer que le Plateau géographique n’a pas de limites bien établies, pas plus que le Plateau fantasmé, qui lui n’en a pas du tout. Paix sur le Plateau aux hommes de bonne volonté. J’écrirai ça dans ma lettre au Père Noël.
Michel Patinaud