Cette reconquête pastorale fait suite à un abandon généralisé de ces surfaces au cours des sept dernières décennies et implique de nombreuses modifications des systèmes d’élevage et un renouveau de certaines pratiques, comme la garde des troupeaux par un berger. En proposant une nouvelle logique de fonctionnement, basée sur la valorisation d’écosystèmes spécifiques à forte valeur environnementale et paysagère et sur la maximisation de la part du pâturage dans l’alimentation des troupeaux, ce collectif d’éleveurs propose une alternative au développement agricole majoritaire de la Montagne limousine.
Si aujourd’hui plus de 60 % de la surface de la Montagne est recouverte de forêts (dont plus de 50 % sont des plantations de résineux), il n’en a pas toujours été ainsi. Jusque dans les années 1950, ce petit massif granitique était en effet dominé par les landes à bruyères qui recouvraient 70 % du territoire. Avec plus de 15 % en zones humides, les surfaces pastorales représentaient donc plus de 85 % de la totalité des surfaces disponibles à l’échelle de la Montagne, parfois surnommée la « petite Écosse ».
Évolution de la surface des landes à bruyère sur la partie centrale de la Montagne limousine entre les communes de Royère-de-Vassivière (Creuse) au nord et de Chaumeil et Saint-Yrieix-le-Déjalat (Corrèze) au sud.
Évolution des surfaces boisées sur la même zone que le graphique 1
Les landes et les tourbières avaient un rôle prédominant dans l’économie agricole de l’époque. Les landes étaient pâturées toute l’année par les troupeaux ovins, systématiquement sous la surveillance d’un berger, du fait de l’absence de clôtures et du statut communal de ces espaces. Les tourbières étaient pâturées par les bovins de la fin du printemps au début de l’automne, également sous la surveillance d’un membre de la famille. Les prairies étaient inexistantes (tout comme la forêt) et les rares prés, irrigués par des rigoles, réservés pour la fauche. Les troupeaux étaient ramenés tous les soirs en bâtiment, afin de recueillir les déjections des animaux et de fertiliser les rares terres labourables.
Les surfaces pastorales étaient donc la base de l’alimentation des troupeaux de l’époque, et la source de la fertilité des terres céréalières. Autrefois essentiellement communales, elles furent partagés entre agriculteurs au cours de la première moitié du XXe siècle.
À partir des années 1950-1960 s’est enclenchée sur la Montagne limousine, comme partout en France, la révolution agricole du XXe siècle. Basée sur la moto-mécanisation et les intrants issus de la pétrochimie, elle visait à augmenter la productivité physique du travail, c’est à dire à ce qu’un actif agricole puisse exploiter un nombre croissant d’hectares et élever un nombre croissant d’animaux. La révolution agricole du XXe siècle, si elle a permis de spectaculaires gains de productivité, a été à l’origine d’un exode rural massif. Sur la Montagne, elle a conduit à une modification complète de l’utilisation des différents écosystèmes, et donc des paysages.
Les landes à bruyères furent à partir des années 1950 massivement enrésinées par tous les agriculteurs qui quittaient la région pour aller travailler dans les grandes villes. Les agriculteurs qui restaient en activité n’étaient en effet pas assez nombreux et n’avaient pas les moyens de reprendre toutes les terres laissées vacantes. De plus, le fonds forestier national, créé en 1946, subventionnait massivement les plantations de résineux (à l’époque surtout des épicéas) et les agriculteurs en partance pour les villes y voyaient un moyen de faire fructifier des terrains qui, autrement, auraient été abandonnés.
À partir des années 1970, les landes qui avaient échappé à la plantation furent en grande partie défrichées et mises en prairies. Les cultures céréalières ne purent résister aux importations massives de céréales et de paille des régions de grandes plaines, facilitées par la révolution des transports. Elles n’ont cessé de régresser depuis les années 1960, et les terres céréalières furent elles aussi mises en prairies.
En l’espace de quelques décennies, la Montagne limousine, autrefois terre de landes à bruyère, fut donc massivement enrésinée, défrichée et mise en herbe. La fertilisation des surfaces labourables, qui dépendaient auparavant uniquement des déjections animales, est depuis cette période largement tributaire des engrais de synthèse. Cette évolution paysagère (voir graphiques 1 et 2) alla de paire avec une modification complète des systèmes d’élevages.
Suite à l’exode rural massif, et donc à la diminution du nombre d’actifs par ferme, les pâturages furent peu à peu clôturés. Les clôtures à moutons étant plus chères, cet élevage disparut de la plupart des exploitations où il ne restait plus qu’un actif. Jusque dans les années 1970, l’élevage bovin était centré sur l’élevage de veaux sous la mère, qui restaient en permanence dans l’étable. Du fait de l’astreinte de la tétée deux à trois fois par jour, les troupeaux bovins ne pouvaient s’éloigner des exploitations. Du fait d’un élevage très intensif en travail, le nombre de vaches que pouvait gérer un agriculteur était donc limité.
Au cours de cette période se met donc en place une nouvelle filière : celle des broutards, à l’époque essentiellement à destination de l’Italie. Ces veaux, nés au printemps pour la plupart, sont vendus non engraissés à 8-9 mois. Ils suivent au pâturage leur mère et demandent bien moins de soins que les veaux sous la mère. Cette nouvelle production a donc permis la mise en place d’un élevage extensif de plein air où les troupeaux peuvent rester bien plus loin des exploitations qu’auparavant (il n’est plus besoin de les ramener tous les soirs à l’étable). Un actif agricole a donc pu élever plus de vaches qu’en système veau sous la mère, et d’autant plus que du matériel de plus en plus puissant a permis de faucher des surfaces de plus en plus importantes, et donc de nourrir de plus en plus de bêtes.
L’élevage de broutards est donc très consommateur de surfaces et a permis un agrandissement sans précédent des exploitations : alors que les plus grosses exploitations des années 1950 élevaient une grosse vingtaine de vaches sur une centaine d’hectares, les plus grandes excèdent aujourd’hui les 400 hectares pour des troupeaux allant jusqu’à 250 vaches. L’élevage ovin, autrefois majoritaire sur la Montagne, a également connu de profondes transformations. Jusque dans les années 1970, les agneaux naissaient à la fin de l’hiver, suivaient leur mère au pâturage et étaient vendus à la fin de l’été sur les foires. Avec un accès désormais facilité aux intrants, les exploitations qui ont conservé des ovins (en général celles avec 2-3 actifs agricoles) se sont tournées vers l’engraissement en bergerie avec agnelage en automne de manière à vendre des agneaux pour Pâques. Les troupeaux ovins ont donc cessé de sortir en hiver, les brebis ayant des agneaux à allaiter à cette période, ce qui accroît les besoins en fourrages, en plus des achats d’aliments pour engraisser les agneaux.
À chaque fois que les exploitations se sont agrandies au cours des dernières décennies, elles se sont avant tout concentrées sur les terres mécanisables, ce qui fait que de très nombreux secteurs de tourbières et de landes ont été abandonnés et se sont enfrichés. Lorsque les agriculteurs en ont encore sur leurs exploitations, l’usage de ces surfaces pastorales reste limité : elles ne sont pâturées que de manière marginale, un à deux mois par an. Cette tendance a été accentuée par la sélection génétique : les bovins de race limousine ont pratiquement doublé de poids en 70 ans et s’enfoncent bien plus dans les tourbières qu’auparavant. Les ovins, de plus en plus croisés avec des races de plaine peu rustiques comme la Suffolk, ont également de plus en plus de mal à tirer parti de ces écosystèmes. Soixante dix ans de développement agricole ont donc conduit à l’abandon massif des surfaces pastorales, en parallèle à une très forte diminution du nombre d’exploitations. Celles qui restent en activité sont aujourd’hui pour la plupart de très grande taille, entre 100 et 200 hectares par actif agricole. Cela implique du matériel de très grande dimension (et donc coûteux), une grande dépendance aux achats d’intrants (aliments pour le bétail, carburant, paille...). Ces structures sont aujourd’hui très difficilement re-prenables, dans un contexte où le prix des produits agricoles stagne et celui des charges augmente. L’impasse est aussi bien économique et sociale qu’environnementale.
À partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000 est apparue la nécessité de préserver les écosystèmes typiques de la Montagne limousine, les landes et les tourbières, menacées d’enfrichement, et donc de limiter la fermeture des paysages. Cet enjeu était et est toujours porté par le Parc naturel régional de Millevaches, créé en 2004, et par le Conservatoire des espaces naturels en Limousin, la majeure partie de la Montagne ayant été classée en zone Natura 2000.
Mais si certains secteurs ont pu être clôturés en fixe et mis à disposition d’éleveurs volontaires, une bonne partie des sites reste difficilement accessible et, de par l’éclatement de la propriété foncière, non clôturable. En réponse à ces différentes contraintes, est organisée à l’été 2007 une première estive avec la garde d’un troupeau de plusieurs centaines de brebis par un berger salarié sur la tourbière du Longeyroux.
Si l’objectif était initialement la préservation de milieux remarquables, la pratique de l’estive est rapidement devenue la garante de l’autonomie alimentaire des exploitations qui en bénéficient. En effet, depuis plusieurs années, les sécheresses sont de plus en plus fréquentes. Elles font sécher les prairies en été et contraignent de plus en plus d’éleveurs à affourager en été, les obligeant à acheter du foin pour l’hiver (ou bien à faire du maïs ensilage), les stocks fourragers ayant été entamés bien plus tôt que prévu.
Depuis la première estive de 2007, six estives supplémentaires ont été créées sur différents secteurs de la Montagne. Sur les sept, six accueillent des troupeaux ovins originaires de la Montagne mais aussi d’autres départements, et un troupeau mixte laitier ovin caprin. Les troupeaux sont gardés par des bergers salariés pendant l’été, entre 3 et 5 mois par an. L’essentiel de l’alimentation est assurée par le pâturage des tourbières, milieux humides moins affectés par les sécheresses, mais aussi par les sous-bois attenants. La pratique de la transhumance s’inscrit pour certains éleveurs dans le prolongement d’une réflexion plus globale sur le rôle de ces surfaces pastorales tout au long de l’année.
Depuis 2007, plusieurs nouveaux éleveurs (certains étant d’anciens bergers) se sont installés sur la Montagne, reprenant généralement des fermes avec très peu de surface de terres mécanisables et de nombreuses surfaces pastorales à différents stades d’enfrichement. Ne voulant pas mettre en place le même type de système que celui couramment pratiqué en élevage ovin (agnelage d’automne avec engraissement en bergerie avec de gros besoins en stocks fourragers) et ne souhaitant pas investir dans du matériel coûteux, ils ont progressivement mis en place des systèmes d’élevage bas intrants où la base de l’alimentation est le pâturage. Afin de nourrir des animaux le plus longtemps possible au pâturage, ils se basent sur la saisonnalité des différents écosystèmes, c’est à dire leur capacité à fournir des ressources à pâturer à différentes périodes clés de l’année :
De manière à limiter la distribution d’aliments concentrés (céréales...) et dans l’optique de produire de la viande de qualité, les agnelages sont plutôt calés au printemps, période à laquelle la végétation est la plus nutritive. Les agneaux nés à cette période sont engraissés à l’herbe, sans distribution de céréales. Généralement abattus plus âgés que leurs congénères de bergerie, et avec une viande à typicité plus marquée, ce type d’agneau est souvent dévalorisé en filière longue. Pour cette raison, la plupart des éleveurs qui engraissent à l’herbe des agneaux commercialisent ces derniers en circuits courts.
Grâce à une meilleure valorisation de la production et à une réduction des charges (moins d’intrants du fait de l’engraissement au pâturage, moins de charges de mécanisation du fait de la réduction des besoins en foin...), les éleveurs qui mettent en place des systèmes bas intrants permettent donc de maintenir et de créer des emplois (par exemple ceux des bergers salariés) sur des surfaces largement abandonnées au cours des dernières décennies et souvent considérées comme peu productives par les autres agriculteurs.
Du fait d’une moindre dépendance aux achats d’intrants, dont les prix ne cessent d’augmenter, et du pâturage d’écosystèmes diversifiés plus résistants aux effets du changement climatique, ces éleveurs ont mis en place des systèmes d’élevage bien plus résilients d’un point de vue économique. En permettant la préservation de la biodiversité locale tout en produisant des produits de qualité en lien avec la spécificité du territoire, ce petit groupe d’éleveurs est porteur d’une alternative concrète à l’impasse dans laquelle s’est engagée l’agriculture locale au cours des dernières décennies.
Nathan Morsel