Me voilà dans le TGV lancé à toute vitesse pour me rendre à Lyon. D’ici, les paysages défilent et se métamorphosent brusquement, sans transition, sous l’élan vif du TGV symbolisant l’indiscutable prouesse de la vitesse, les voies ferrées coupant quant à elles les champs et prairies comme si rien d’autre n’avait d’importance que l’intensité de la rapidité, la hâte d’arriver à destination. La date de mon départ à vélo approche, au moins bien aussi vite que ce train. Assise confortablement, observant les différents panoramas que m’offre le TGV, je sens l’angoisse et la frustration me gagner tout comme grandit en moi l’espoir secret d’arriver à Nedde, seule et par mes propres moyens, mes propres capacités, mes compétences et ma détermination ; ne comptant que sur l’effort physique et niant en bloc l’existence des TER ou de tout autre véhicule motorisé afin d‘affirmer un engagement fort à l’égard de nos modes de vie actuels, énergivores en tout point.
Malgré ce déterminisme à toute épreuve, l’attente se crée de toute part tandis que la peur continue de m’envahir. Je redoute la solitude et la pluie. J’ai peur des temps longs et des nuits courtes. Des silences perpétuels et continus. De décevoir en échouant, sans arriver à bout de ce que je nomme maladroitement « périple », long de six jours. Des angoisses et des angoisses, jour et nuit. Car jusqu’à présent, jamais je n’ai fait l’expérience d’être seule ainsi dans la durée face à l’épreuve physique et morale. La peur équivaut, je le crois, au degré d’urbanité qui me caractérise. J’ai 28 ans, j’habite Paris depuis presque toujours. Je réside dans un studio de 19 m², plutôt commode pour un petit appartement parisien. C’est ici que je trouve refuge. De fait, impossible d’échapper à l’angoisse de l’inconnu, de l’imprévu et de l’imprévisible, et, disons-le, au manque de confort auquel je suis aveuglément habituée.
À l’évidence, l’ambition de cette traversée était de partir avec ce qui m’était utile, nécessaire et indispensable dans l’objectif de questionner mes besoins primaires et secondaires, la notion de confort et le mode de vie urbain qui me caractérise, tout en faisant l’expérience d’une forme de privation partielle, m’incitant à me concentrer sur l’essentiel de cette traversée à savoir : me déplacer, m’alimenter correctement pour avancer, dormir suffisamment pour continuer.
Bien que temporaire, le bouleversement de mes habitudes ainsi que de ma manière de vivre quotidiennement représente une véritable étape spirituelle et parfaitement conscientisée par le simple fait que mon corps semble grippé à la machine métropolitaine. La préparation en amont de cette traversée tant redoutée me permit d’alléger certaines angoisses, particulièrement sur la projection des différentes étapes constituant ma traversée. Mon itinéraire fut donc établi sous les précieux conseils de deux de mes amis cyclistes. Pour afficher distinctement l’engagement et les motivations de cette action, une plaque en bois peinte à la main était fixée au cadre du vélo. Le recto portait la mention : « Urbaine en voie de désurbanisation », à son verso : « Paris - Nedde, 560 km à vélo ». Afin de documenter cette traversée, un support pour ma caméra était accroché à mon guidon. Enfin, deux sacoches contenant le reste de mes affaires et provisions reposaient sur mon porte-bagage. Malgré les conseils de nombreux cyclistes qui me faisaient part de la monotonie des routes au départ de Paris, de la difficulté à traverser les banlieues et autoroutes par l’agressivité générale des automobilistes, l’acte de quitter la métropole m’a semblé absolument indispensable dans le discours que je souhaitais porter à bras le corps et véhiculer à travers cette traversée.
Partir de « chez moi », quitter la ville dans laquelle je vis et que j’aime puisque j’y suis justement « chez moi », mais que je rejette pour toute l’idéologie métropolitaine à laquelle elle renvoie, mon studio comme point de départ ; et m’en éloigner davantage chaque jour pour atteindre mon point de destination situé à plus de 560 kilomètres de « chez moi » et par mes propres capacités : voilà la puissance de cet acte.
Totalement consciente de la possible absurdité que peut représenter cette traversée aux yeux de nombreuses personnes déconnectées des réalités écologiques actuelles, cette action invite tout un chacun, individuellement, à se poser la question des possibilités et des moyens pour une sortie métropolitaine, radicale ou douce, idéologique ou située, en mouvement ou statique, selon ses propres ressources et ses propres capacités, sa propre réalité et situation de vie. Cette traversée suppose une remise en question de son confort personnel et individuel pour aller dans le sens d’un confort, certes moindre, mais collectif et partagé. Elle invite également à s’interroger sur ses propres besoins vitaux ou non-vitaux, sur les nécessités primaires et secondaires.
En somme, que sommes-nous capables de faire individuellement pour sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes collectivement ? De quelles façons pouvons-nous bousculer nos habitudes et nos manières de vivre parfaitement individualisées pour un devenir commun ? Pédaler pendant plusieurs jours pour se rendre à un séminaire de recherche, épuiser les ressources de son corps pour ne plus épuiser les ressources naturelles et se mettre parfois en danger, est-ce véritablement faisable et possible quotidiennement ?
Puis-je changer radicalement mes habitudes et accepter d’effectuer tous mes futurs trajets à vélo pour me rendre où que ce soit en France ? Est-ce véritablement possible et réalisable ? Est-ce que cela a du sens ? S’affranchir à tout jamais des mobilités idéologiquement métropolitaines peut-il être une forme de désurbanisation partielle et individuelle ?
Aujourd’hui, quelques mois se sont écoulés depuis ma traversée. Je constate comme on me l’a tant répété qu’il y a effectivement « un avant », et « un après ». Désormais, les angoisses ont disparu, ma confiance personnelle a grandi. Plus concrètement, je peux affirmer que j’ai les capacités physiques pour me rendre à Nedde, seule, par ma propre autonomie de déplacement, malgré quelques difficultés techniques rencontrées lors du trajet. Mais ce que je peux désormais pleinement attester est le fait de me sentir indéniablement éloignée d’un environnement de vie sain et primaire, et je dirais même naturel et vivant. Le rapport au sol, aux reliefs, à ce qui est en mouvement, vivant, à ce qui est présent, physique et palpable comme le contact du vent sur la peau, celui de l’air chaud ou de la pluie dégoulinant sur le visage, l’humidité sur les vêtements pourtant imperméables, la brume scintillant le matin, le brouillard voilant le soleil, ses rayons perçants sous les épais nuages… cette énumération, probablement sentimentale et romancée, est bien ce à quoi j’ai été confrontée chaque jour en pédalant sur mon vélo.
Assurément courte et temporaire, cette déconnexion radicale du milieu métropolitain, très certainement arrachée de mes habitudes de vie et projections quotidiennes, semble avoir véritablement remis en perspective la relation de mon corps aux éléments météorologiques, mais également aux milieux de vie que j’ai traversés en suivant les nombreux cours d’eau que j’ai croisés sur ma route. Avoir longé la Loire pendant plusieurs centaines de kilomètres au rythme infailliblement lent de mes jambes m’a sensibilisé à son immensité. Elle me touche désormais, elle attise ma curiosité par son étendue, le silence à chaque instant dominant malgré le chant des oiseaux majestueux que je n’ai pas su identifier, me donnant l’impression de m’élancer maladroitement sur des pistes qui étaient les leurs. Perchée sur mon vélo claquant entre chaque coup de pédale, j’eus le sentiment de déranger malgré toute l’humilité que j’avais emportée avec moi. Pourtant, je n’adoptais qu’une position d’observatrice. Je ne faisais là que passer, empruntant modestement les vélo-routes et voies vertes s’offrant gracieusement à moi.
Mon arrivée à Faux-la-Montagne restera l’un des moments marquants : j’avais atteint le point le plus haut, gravi les plus haut dénivelés, et le spectacle du lac me laissa sans voix, avant même de retrouver ma respiration. Pour répondre aux questions posées, je peux dire que tout ceci a du sens, que cette traversée m’a éveillée et m’a profondément changée. Je crois que pédaler pendant plusieurs jours pour se rendre à un séminaire de recherche consacré à l’idée du Post-Urbain n’est pas une absurdité. Je crois également qu’épuiser les ressources de son corps et ne plus épuiser les ressources naturelles est le chemin vers lequel nous devons aller selon nos possibilités individuelles et collectives. Je crois qu’il est possible de s’affranchir des mobilités idéologiquement métropolitaines à condition de quitter complètement le mode de vie métropolitain et capitaliste dans lequel nous vivons globalement toutes et tous aujourd’hui. Cette traversée a été et restera un cheminement personnel et individuel. En ce sens, j’espère qu’elle éveillera en chacun de celles et ceux qui la découvriront le désir de questionner ses propres besoins et ressources individuelles pour aller vers des communs collectifs et partagés.
Fanny Ehl