Plus de dix ans ont passé depuis la première édition des « 3 jours autour des souffrances psy » organisés en octobre 2011. Souvenez-vous de cette époque insouciante où le covid n’existait pas, où l’amour était dans le pré et Sarko président. Tout allait bien dans le meilleur des mondes et une poignée d’illuminé.e.s décidaient de s’emparer collectivement et publiquement de questions gauches aussi vagues qu’un terrain à squatter : « Parce que la psychiatrie ne répond que très peu à nos attentes et que la norme sociale imposée nous semble parfois délirante, nous pensons qu’il serait bon de mettre en partage nos désirs, connaissances et expériences. Et pourquoi pas ouvrir le débat sur ce que nous pouvons créer ici et ensemble ? » Tout un programme.
C’est qu’à l’époque ce groupe d’entraide était encore jeune et, bercé d’illusions révolutionnaires, il se voyait déjà à la pointe du soin en se basant sur l’adage suivant : « Lorsque qu’une personne tombe, tu la relèves ». Bien que cette phrase eût pu être extraite du manuel 1998 de formation des CRS, il y a fort à parier que tout un chacun devrait s’en inspirer et que derrière l’apparente niaiserie de cette phrase se cache une dynamite... euh, une dynamique salvatrice ; je m’explique.
Les onze années qui viennent de filer en un éclair au goût scabreux n’ont fait que creuser toujours plus l’intense vide entourant les questions de santé mentale, rendant souterraine la souffrance, et souterrain le manque de moyens pour y répondre, le tout couvert d’un glaçant tapis doré. Rien, en fait, ne s’est amélioré depuis si ce n’est l’épatante aridification des déserts médicaux et, ça aussi vous le savez, le Plateau n’est toujours pas le meilleur endroit pour se péter une jambe ou souffrir d’une dépression saisonnière. Alors, dans certains milieux, le ton change et, face à ces problématiques psychiques, un petit monde s’organise ici et là pour permettre que soient entendus, visibilisés et accueillis ces maux aux rares traces physiques dont l’État n’a cure. Depuis sa création, le groupe « psypsy » a accompagné et conseillé plus d’une centaine de personnes sur le Plateau, pour des raisons aussi diverses que redondantes : qui déprime, qui décompense, qui s’isole, qui craque, qui s’auto-détruit à trop faire, qui souffre.
La plupart du temps ça commence par un appel tombant direct sur une messagerie. Dommage. Dans les plus ou moins vingt-quatre heures selon le sérieux de la personne ayant le téléphone, ça rappelle et, enfin, on se parle. Souvent ça soulage assez vite. On discute de ce qui ne va pas, d’où ça se passe (19-23-87), de ce dont la personne croit avoir besoin, de qui l’entoure. Puis cela se dématérialise et les personnes réelles du groupe discutent virtuellement de ce qu’elles vont mettre en place dans le vrai monde pour permettre à quelqu’un.e de retrouver un équilibre, que dis-je, pour soulager la souffrance, pour faire soin. Un accompagnement régulier ?
Des balades ? Le contact d’un.e psy ? De l’aide pour garder les enfants ? Un refuge pour fuir des violences conjugales ? Une présence h24 anti-suicide ? Un contact avec le planning familial à envisager ? Tout est possible pour faire face et répondre à une demande d’aide. Enfin presque.
Parce que « si tout est possible, c’est que tout n’est pas souhaitable », il a semblé important au groupe de venir questionner à nouveau ses pratiques, ses croyances et cette radicalité politique assumée : s’auto-organiser pour faire soin ne signifie pas que l’on y arrive, aussi qu’est-ce que faire soin ? Doit-on remplacer ce qui fait défaut ou créer du nouveau quitte à se planter ? Et, ô cruciale précision, qu’est-ce que faire soin lorsqu’on n’est pas des « vrai.e.s professionnel.le.s » et qu’on est confronté.e.s à de réels problèmes psychiques chez des personnes avec qui l’on vit parfois ?
Car il y a toujours autant de personnes qui, sous couvert d’aider les autres, se font du mal ; il y a toujours autant de personnes qui veulent cesser de souffrir car la « société » leur intime, leur coûte, leur exige ; il y a toujours autant de personnes qui, dès le matin, ne savent pas pourquoi tout semble gris, fade et terne...
Allons, une info gaie en guise de Xanax : pourtant, un peu partout et de plus en plus, il y en a qui s’organisent. Se tisse, depuis et alors, un réseau de volonté de soin adapté aux besoins des personnes et des lieux, non à ceux des papiers ni des chiffres.
C’est à ces initiatives que s’adressera le premier jour de ces rencontres d’octobre, car il y a un nombre croissant de groupes qui tentent de rendre tangibles des formes de soutien par et pour les communautés d’habitants sur leurs territoires de vie. Il nous a semblé primordial de s’offrir un temps pour qu’on s’aide entre groupes constitués ou en devenir, afin de se nourrir mutuellement de nos envies, de nos réflexions comme de nos réussites et de nos erreurs.
Ensuite, on partira pour deux jours vers ces contrées étranges où règnent des questions telles que : dans un contexte de grande diversité des approches, méthodes, statuts, postures et lieux de soin, qu’est-ce qui fait soin ? Pourquoi ? Comment ?
Depuis quels endroits et avec quels gestes ? La déliquescence de la psychiatrie publique se poursuivant, pourquoi et comment s’organiser ? Dedans ? Dehors ? Au milieu ? Ailleurs ? Avec quelles situations extrêmes composer (violences, crises, trauma). Comment sortir de l’impuissance ? Prendre soin : souci de l’autre ? Souci de soi ? Pour le meilleur et pour le pire. Violences idéologiques, institutionnelles, communautaires : Quand le collectif fait mal… Quelle réelle place pour le soin entre idéologie du capitalisme, nouvelle doctrine révolutionnaire et fantasmes néopaïens ?
Nous souhaitons conclure cet article par une invitation. Afin que ces rencontres puissent porter des fruits il nous faut les branches que vous êtes, vous qui habitez ici, vous qui avez peut-être fait appel à nous, vous qui avez accompagné, vous qui vous interrogez sur ce qu’ensemble on peut faire pour faire soin. Ces rencontres s’adressent à toutes celles et ceux qui se sentent concerné.e.s par les souffrances psychiques quel que soit ce qui les relie au sujet. Et elles s’adressent plus particulièrement à celles et ceux qui ont besoin et envie de regarder et d’entendre depuis d’autres points de vue, de faire bouger les lignes et se (re)mettre en mouvement hors de leur zone de confort, pour partager leurs doutes, interroger des certitudes ou remettre en jeu des pratiques.
C’est pourquoi nous nous attacherons à proposer des formes suffisamment diverses pour que des sensibilités de natures variées puissent s’y retrouver selon les moments et les envies. Temps de plénières, d’ateliers en petits et grands groupes, de conférences, d’échanges de pratiques, de partages d’expériences, des groupes de paroles et des formes qui engagent le corps, l’esprit voire les deux à la fois. Promis, on peut parler souffrance psy sans avoir à rester assis.e.s !
Johan Szerman