De la production de chanvre, on tirait des fibres textiles servant à fabriquer le linge d’utilisation courante pour la famille : draps, chemises, torchons, cordages. Vers 1900, sa culture occupait environ 1 500 hectares en Haute-Vienne, sur une surface globale cultivée de 549 000 hectares. À titre de comparaison, le lin n’occupait que 88 hectares. D’après le Larousse Agricole de 1921, qui donnait les rendements à l’hectare, on peut évaluer la production de chanvre en Haute-Vienne à environ 13 000 quintaux de filasse et 6 800 quintaux de graines. À cette époque, les échanges commerciaux s’étaient développés. Mais, sans doute plus par tradition que par nécessité, les paysans limousins continuaient à cultiver le chanvre pour le travailler et fabriquer les vêtements de base. Jusque dans les années 1870, il semble que tous les moyens étaient mis en œuvre pour vivre en quasi-autarcie, surtout dans les régions les plus pauvres. C’étaient les mêmes hommes qui labouraient la terre, semaient le grain, le récoltaient et le faisaient moudre, fabriquant ensuite le pain. Chaque maison possédait un four. Les femmes, elles, étaient peigneuses de chanvre, fileuses, couturières et cuisinières. Pendant des centaines d’années, cette population a vécu sans échanges suivis, ni avec les villes régionales, encore moins avec les provinces voisines.
C’est à la fin du XIXe siècle que les mentalités commencèrent à changer : les communications devenaient plus faciles et la révolution industrielle était en marche. On commença ainsi à vouloir porter d’autres habits que ceux fabriqués localement, essentiellement à partir du chanvre. Cela entraîna une décroissance rapide des surfaces cultivées en France : 20 000 hectares en 1904 (à comparer avec les chiffres limousins), 12 000 en 1913. En Haute-Vienne, il ne restait que 16 hectares de chènevières en 1929 !
Chaque ferme ou presque possédait sa chènevière (chenebieras en langue limousine). Il suffit de consulter les anciens cadastres pour s’en persuader. C’était une parcelle de petite taille, située le plus près possible de la maison d’habitation. En effet, les oiseaux, domestiques ou sauvages, étaient friands des graines. La proximité des habitations avait un avantage évident : les enfants ou les femmes, tout en surveillant le bétail ou en cousant ou filant, pouvaient éloigner les dévoreurs de graines en les effrayant. La plante ne poussait bien que dans les terrains relativement humides, soigneusement préparés, labourés et bêchés le plus profondément possible, puis richement amendés. On y enfouissait les fumiers les plus riches en matières azotées et potasses (fumiers de volaille, brebis ou lapin). Il semble également que cette culture nécessitait un chaulage généreux.
Il convenait ensuite d’achever la préparation des parcelles, en brisant les mottes résultant du bêchage, puis en éliminant au maximum les cailloux et mauvaises herbes. Le chanvre avait aussi des ennemis : la grande cuscute, parasite voisin du liseron, et l’orobanche rameuse. Cette dernière, dépourvue de chlorophylle, puisait sa nourriture dans les racines de ses plantes-hôtes. Lorsque les risques de gelées tardives avaient disparu, on pouvait procéder aux semis. La croissance de la plante étant achevée en deux mois, la récolte pouvait commencer à la fin du mois d’août. Elle se déroulait en deux étapes : on arrachait d’abord les pieds mâles et on laissait les pieds femelles quelques jours supplémentaires pour permettre aux graines de mûrir. Ces dernières, appelées « chènevis », devaient provenir de semis clairs et avoir une couleur gris brillant. C’étaient les gages de bonne qualité des graines qui servaient de nourriture aux volailles et oiseaux de volière. Elles servaient aussi de semences l’année suivante, soit dans la même chènevière, soit en échange avec un autre producteur, pour « changer l’espèce ». Les tiges, assemblées en bottes et liées en trois endroits, étaient ensuite portées au rouissage.
Le but premier du rouissage était de séparer les fibres textiles du chanvre des substances pectiques qui les agglutinent dans les tiges des plantes. L’opération était rendue possible par les actions conjuguées de plusieurs bactéries évoluant en milieu humide. Une fois l’opération terminée, les fibres pouvaient être isolées.
Il existait un rouissage industriel, mais nous ne parlerons ici que des trois autres techniques naturelles : à l’eau courante, à l’eau dormante et sur la terre, ce dernier mode étant aussi appelé « à la rosée ». Dans ce dernier cas, les tiges étaient étalées en couches minces sur une surface végétale vivante : chaume de céréales ou de prairie. Le rouissage se produisait sur la surface des tiges en contact avec le sol, il fallait donc les retourner pour compléter l’opération.
Le rouissage à l’eau courante était plutôt employé dans les régions du nord, comme la vallée de la Lys. Les bottes, confectionnées de la même façon qu’en Limousin, étaient mises à tremper, soit dans de grandes constructions à claire-voie, soit dans des enceintes faites de pieux plantés dans le lit de la rivière. Quand l’égouttage était jugé suffisant, on déliait les tiges, qui étaient dressées en faisceaux pour achever leur séchage. On faisait de même après le rouissage à l’eau dormante, le plus couramment utilisé en Limousin. Il se pratiquait dans des mares où les bottes étaient immergées dès la récolte. Le rouissage devait être suffisant en deux ou trois semaines quand les tiges se détachaient facilement sur une longueur supérieure à 10 cm. Ce procédé dégageait des odeurs très désagréables. Le Larousse médical de 1921 mettait d’ailleurs en garde contre les dangers du rouissage : maux de tête, vertiges et vomissements.
On appelait teillage, qui ne pouvait commencer qu’avec des tiges parfaitement sèches, le traitement suivant : si le séchage à l’extérieur n’était pas suffisant, on le complétait dans un endroit intérieur, mais peu chauffé, pour éviter l’altération des fibres. Venait enfin le broyage à l’aide d’une lourde machine, appelée broie. Manoeuvrée à la main, ses deux lourdes mâchoires s’encastraient et brisaient totalement les tiges. L’écancage avait pour résultat de débarrasser les fibres textiles du bois subsistant au passage dans la broie. On utilisait un outil de même type que la broie, appelé bargue, qui était plus précis, ses mâchoires s’encastrant dans des espaces plus fins. Les restes de bois étaient ainsi séparés de la filasse. Le peignage enfin consistait à passer la filasse entre des piques de fer, nombreuses et serrées, plantées sur une planche.
Au terme de ces étapes bien distinctes, le chanvre pouvait être filé. Auparavant, on classait les produits obtenus en trois catégories : le brin servait à fabriquer les lingeries les plus fines, comme les chemises. Les étoupes constituaient la matière première du linge de maison, par exemple les draps. Le produit le plus grossier était utilisé pour les cordages.
Evidemment, seuls les brins et les étoupes étaient filés. Les femmes se chargeaient de cette tâche effectuée de manière complètement artisanale. Dans son livre La société rurale traditionnelle en Limousin, Albert Goursaud décrit ce travail. La fileuse attachait la filasse à une quenouille, puis se munissait d’un fuseau en bois très léger, lequel était surmonté d’une coche en fer. Sur cette dernière était façonnée une rainure terminée par un petit crochet.
Prenant entre ses doigts une petite partie de la filasse, la fileuse commençait par confectionner un fil grossier. Une fois ce dernier fixé au crochet, il fallait faire tourner le fuseau très rapidement, de manière à tordre ce fil sur toute sa longueur, tout en l’amincissant. Le fil devait être humidifié avec la salive de l’ouvrière. Pour obtenir plus de salive, elle suçait soit une noisette, soit un noyau de prune, voire une châtaigne sèche. Quand un fuseau était plein, on préparait le suivant après avoir retiré la coche du fuseau garni.
Le fil, lavé et blanchi, puis séché une nouvelle fois, était conditionné en pelotes, prêtes dès lors à être travaillées par les tisserands. Chemises, draps, torchons ainsi tissés avaient une solidité indiscutable, aux dires des usagers. Ces derniers avaient cependant le souvenir d’un manque de souplesse, les tissus étant encore plus rêches que ceux appelés « métis ».
On a longtemps connu les veillées limousines, instants de convivialité et de repos largement mérités. Dans ces veillées, autour du « cantou », les « gnôrles » (nhôrlas) fusaient, des mariages se concluaient, les légendes locales se transmettaient, de préférence l’hiver quand les jours sont plus courts. À certaines occasions, on utilisait une machine appelée « grille-orge », ou plus généralement « grille-grains ». Des anciens ont rapporté qu’elle servait à griller des graines de chanvre. L’origine de cette pratique est amusante, mais ce n’est qu’une hypothèse. Des soldats des guerres napoléoniennes auraient vu d’autres peuples procéder de cette façon. N’auraient-ils pas confondu le chanvre cultivé en Limousin (cannabis sativa) avec le chanvre indien (cannabis indica) ? Plus sûrement, il faudrait reconnaître à nos ancêtres un don d’essai et de comparaison. Une telle machine était en effet déjà utilisée pour griller orge et blé, appréciés à ce stade. Les paysans les mangeaient ou les mâchouillaient à la manière de chiques. On mettait des braises dans la partie du demi-cylindre percée de trous, la combustion des braises était ainsi activée et les trous laissaient tomber la cendre. Les graines chargées dans le cylindre, actionné par une petite manivelle, étaient grillées régulièrement. Cet usage a été pratiqué assez longtemps en Limousin. Il est perdu depuis près de 80 ans, mais la mémoire collective n’a pas effacé une autre pratique : un ersatz de café, était obtenu dans cette même machine, à base de glands ou orges grillés.
Jean-François Renon