La chasse est une pratique contemporaine qui interroge nos rapports modernes aux animaux, et plus largement au vivant. En s’intéressant aux chasseurs du Perche, de la Beauce et des Yvelines, Charles Stepanoff nous montre dans L’animal et la mort comment cette pratique, souvent ringardisée et méprisée, peut-être aussi envisagée comme le maintien d’espaces de résistance et d’alternative cosmologique au sein des campagnes.
Charles Stépanoff est anthropologue. Il a d’abord travaillé sur les rapports hommes-animaux chez les habitants de Sibérie, dans des sociétés marquées par la chasse et le chamanisme. Ces dernières années - du fait, entre autres, des restrictions de déplacements - le chercheur a observé et suivi au quotidien des chasseurs plus locaux. Il a accompagné également des militants anti-chasse à courre dans la région parisienne. Son livre est issu de ces observations et entretiens, mais aussi d’un travail de recherche historique et d’anthropologie comparative, qui nourrit ses réflexions.
L’auteur commence par mettre en lumière le lien intime entre deux attitudes modernes face à la « nature », deux attitudes contradictoires seulement en apparence, l’exploitation et la protection. De là découle la « crise du sauvage » .
Comme l’a théorisé Philippe Descola, l’opposition nature/culture forme le socle de la pensée moderne. Une fois la nature séparée de l’humanité, on peut l’exploiter sans limites. C’est ainsi que les animaux deviennent des animaux-machines, des organes reliés qui fonctionnent et que l’humain a le pouvoir de faire fonctionner à son profit. Ces animaux sont le plus souvent invisibilisés, entre les bâtiments d’élevage et les abattoirs. La chasse commerciale, avec des parcs fermés dans lesquels sont lâchés des animaux élevés pour se faire tirer dessus par des gens qui paient pour cela se rapproche aussi de cette vision de l’animal.
L’autre attitude envers la nature, née de la modernité, c’est la protection. Elle ne remet pas en question le fait de tenir la nature loin de l’humain, mais dans ce cas c’est une nature que l’on ne va pas utiliser, que l’on va juste protéger, préserver, à l’intérieur de limites fixées par les humains. Le rapport aux animaux correspondant est celui de l’animal-enfant. C’est le sort que l’on réserve à nos animaux de compagnie : animaux souvent privés de rapports avec leurs congénères, maintenus par la castration et la nourriture industrielle dans un rapport d’extrême dépendance, mais aussi intégré comme un membre à part entière de la famille. En réalité, Stépanoff montre que la possibilité d’existence des animaux-enfants est liée à ceux des animaux-machines qui fournissent les croquettes des maîtres et des chiens ! Ce sentiment de « protection bienveillante » est celui mis en avant par les militants anti-chasse rencontrés par l’auteur, pour qui l’animal est d’abord un corps sensible et c’est au nom de cette sensibilité à la souffrance qu’on lui accorde des droits moraux.
La chasse interroge assurément notre rapport à la violence et à la mort. Comment envisager la possibilité d’une prédation empathique? D’aimer un animal et de le tuer ? Stépanoff retrace l’histoire du sentiment anti-chasse, et montre qu’avant le XXe siècle, ce sentiment s’exprimait en interne, dans le monde des chasseurs. Ainsi Montaigne parlait de sa compassion envers le cerf mourant tout en admettant le plaisir de la traque. La chasse a dû faire face depuis toujours et pas seulement en Occident à un double écueil, « celui de la bestialité du chasseur et celui de l’humanité de la proie », et était entourée de mythes et de rituels permettant de les conjurer. Jusqu’au début du XXe siècle, les chasseurs étaient présents dans les organisations de défense des animaux comme la SPA et la LPO, jusqu’à la séparation définitive entre la chasse, assimilée à de la violence contre les animaux, et la compassion, épurée de toute violence. Cela correspond à ce que Stépanoff nomme la division du travail moral. La division du travail moral qui permet à la majorité des êtres humains de profiter des produits animaux sans n’avoir jamais à se confronter à la mise a mort, au sang versé, pendant que le travail en abattoir tente de se faire passer pour un ensemble de tâches rationalisées à l’extrême qui n’impliqueraient pas les exécutants dans une relation affective aux animaux tués.
La cosmologie moderne qui se dessine en creux autour de l’analyse des pratiques et des discours sur la chasse, apparaît comme un appauvrissement de nos relations au vivant parallèlement à l’effondrement de la biodiversité des campagnes, qui touche surtout la petite faune sauvage. Les politiques publiques d’industrialisation de l’agriculture, l’apport massif de pesticides, et le remembrement commencé dans l’après-guerre d’un côté, sont allés de l’autre côde pair de l’autre avec « la valorisation croissante de la sensibilité dans les populations citadines éduquées », les deux facteurs reléguant les pratiques de chasse paysannes en dehors de notre compréhension moderne. Dans les premiers chapitres du livre, l’auteur étudie précisément le devenir de différents habitants des campagnes. On y assiste à la disparition des perdrix et à leur élevage industriel, à l’absence des hirondelles et des lapins. Les haies ont été arrachées en masse, elles qui formaient de véritables « forêts linéaires », des lieux nourriciers et protecteurs, que Stépanoff oppose à la « forêt-bloc », réduite en biodiversité. Les agriculteurs-chasseurs avec lesquels s’est entretenu l’auteur sont bien placés pour constater et déplorer la disparition de tous ces êtres vivants qui peuplaient les campagnes. Ce sont paradoxalement souvent eux qui ont appliqué (avec plus ou moins d’enthousiasme) les directives de l’État en transformant l’espace rural et les pratiques agricoles responsables de cet appauvrissement. Le chercheur évoque aussi le fait que de nombreux habitants paysans ont cessé de chasser dans une campagne trop dégradée, et que d’autres se sont mis au « bio » face au constat d’un effondrement de la biodiversité. D’autres encore sont passés de la chasse à la perdrix a celle du gros gibier qui profite d’un couvert forestier en expansion.
Comment qualifier alors la relation à l’animal qui s’exprime dans les pratiques de chasse ? Nous parlons ici de la chasse paysanne, rurale, qui se décline sous plusieurs formes et concerne différents types de gibier (chasse de tir, chasse à courre, piégeage, déterrage...). Stépanoff parle d’une conception relationnelle de l’animal. En parlant avec des chasseurs, ce qui apparaît est leur connaissance intime des comportements sociaux des espèces chassées, de leurs manières d’agir et d’habiter le territoire. Le chasseur ne va pas parler des animaux en général. Il parlera de l’espèce qu’il chasse, dans ses relations avec le vivant qui l’entoure : des arbres, des plantes, des animaux, des éléments naturels. Il peut évoquer tel individu particulier de l’espèce. Il lui reconnaît le plus souvent une capacité à raisonner, à prendre des décisions selon les contraintes du milieu. Un chapitre est consacré au rapport humains/chiens. L’étude des relations des veneurs à la meute de chiens et aux animaux poursuivis montre la mise en œuvre d’une communication inter-espèces très subtile.
À partir de là, nous pouvons suivre Charles Stepanoff et élargir les remarques sur la chasse paysanne aux autres pratiques qui permettent des interactions « complexes et denses » avec le vivant, car cette valorisation de la chasse paysanne, terrestre, se comprend comme valorisation plus globale d’un rapport vivrier à la terre, et va de pair avec la basse-cour, le jardin potager, le petit élevage, le fait de faire son bois de chauffage, de cueillir des baies et des champignons, des plantes médicinales. Avec le fait de travailler avec des chevaux, des chiens, des ânes, des vaches...
Ces pratiques relèvent d’une cosmologie qui vient d’avant l’industrialisation de l’agriculture, elles persistent et s’épanouissent à partir du moment où l’on habite réellement un milieu. Par exemple quand on s’aperçoit que l’on commence à connaître individuellement tel rouge-gorge qui se pose sur la porte de la grange, que l’on guette tel chevreuil qui surgit à la lisière tous les matins, que l’on attend telle famille d’hirondelles chaque printemps. Ce chevreuil d’ailleurs, il pourra nous nourrir. Pour le tuer, nous devrons sentir le monde comme un chevreuil. Nous le mangerons avec égards, et nous deviendrons peut-être un peu chevreuil, un peu plus liés. Tous ces liens, ces relations ont été jugées sans valeur, ou ont subi une opprobre morale. Elles ont été vouées à disparaître avec l’industrialisation. Ce livre nous donne des arguments pour les revendiquer, revendiquer un mode de vie qui « entrelace nature et humanité, puissance sauvage et sensibilité ».
Mode de vie à défendre mais aussi imaginer, expérimenter, ressentir, développer, en même temps que la défense et le développement d’habitats suffisamment riches pour permettre ces alliances domestique/sauvage.
Camille Madelain