Voici une BD pleine d'humour mais néanmoins extrêmement sérieuse qui se veut la chronique du retour du loup sur le Plateau. Ses héros : uniquement des animaux, certains jouant leurs propres rôles comme les moutons qui se chamaillent avec les douglas (ou les trèfles), les chiens, les vaches ou le loup ; ou bien qui incarnent les humains que sont les éleveurs et les différents intervenants de l'histoire. Tel éleveur a une tête de cerf, tel autre d'ours ou de chien ; la chargée de mission « loup » du parc naturel régional a une tête d'oiseau ; l'éthologue est un lapin et le préfet de la Corrèze a une tête et un bec de mouette ! Latino Imparato, l'éditeur de l'ouvrage s'en amuse : « Les éleveurs n'avaient pas spécialement envie d'être reconnus et dessiner tout le monde avec des têtes d'animaux était une manière pour Troubs de dire que, humains et non humains, nous sommes tous habitants du même territoire et de gommer un peu les frontières entre tous ces habitants. »
« Ce livre, poursuit l'éditeur, s’insère dans le projet porté par l’association Quartier Rouge de Felletin qui, depuis 2017, réunit des habitants, des éleveurs et des naturalistes autour d’une préoccupation commune : comment se préparer au retour des loups sur la Montagne limousine1. Ensemble, ils ont engagé une démarche collective au-delà des oppositions « pour ou contre le retour du loup » et ont choisi d’aborder cette question par des approches artistiques, philosophiques, éthologiques et paysannes. Cette recherche a donné lieu à la création de propositions artistiques de Boris Nordmann, à un stage avec l’éthologue Jean-Marc Landry et à une commission multi-usage au sein de l’Association pastorale de la Montagne limousine. À l’issue de ce travail collectif, il a semblé pertinent au groupe de partager plus largement cette question par un moyen d’expression artistique populaire : la bande dessinée. Ainsi en 2023, lorsque Quartier Rouge et le groupe d’éleveurs m'ont contacté en tant qu'éditeur, j'ai tout de suite pensé à Troubs, auteur d'une trentaine de bandes dessinées, qui a été le premier auteur que j'ai édité en 1999. J'ai pensé à lui parce qu'il vit à la campagne en Dordogne et connaît le monde rural. Il a accepté et est venu la première fois sur le Plateau quelques jours avant que le premier loup soit abattu à Tarnac, le 11 mai 2023 ! Ensuite, pendant plus d'un an, il est revenu environ une semaine par mois pour rencontrer beaucoup d'habitants concernés par le retour du loup, faire des croquis et construire ainsi peu à peu le récit qu'il nous livre aujourd'hui. »
L’auteur-dessinateur montre comment les pratiques d’élevage sont perturbées par le retour du prédateur, comment son retour remet en avant la question du pastoralisme et montre la nécessité de faire évoluer nos représentations du loup afin de concilier durablement les activités humaines avec la préservation de l’espèce et des milieux naturels. Les personnages de la BD ne sont pas naïfs et savent que cela n'est pas facile : « La rencontre de deux milieux c'est très souvent fertile, mais c'est parfois violent » expliquent deux oiseaux du GMHL. Les douglas s'en étonnent : « Vous pouvez vous parler quand-même ! » « Ben justement, leur répond l'oiselle du PNR, c'est pas toujours facile, surtout entre humains. On a des représentations très différentes du loup, de l'élevage et de la nature en général. Et c'est ça qui crée des conflits. » « En tout cas, ça fait causer », reconnaît la belette de Quartier Rouge. « Causer oui, répond le lapin éthologue, mais est-ce qu'on s'écoute ? » C'est là toute la philosophie du livre : chercher à nouer un dialogue en montrant les questions que se posent des habitants et habitantes qui essaient de comprendre les enjeux du retour d'Ysengrin. Des solutions existent mais qui conduisent à faire évoluer les méthodes d'élevage : des troupeaux plus petits, des clôtures, des chiens, des bergers... Bref, en rendant la vie plus difficile au loup, l'inciter à préférer se faire un chevreuil plutôt qu'une brebis. Il est vrai que, comme le dit avec humour Latino Imparato, nos grands et beaux troupeaux c'est pour le loup comme « un grand frigidaire ouvert rempli de victuailles ! » En tout cas, pour l'éditeur, comme pour les initiateurs de cette bande dessinée, le plus grand bonheur serait de la voir entre les mains de tous les éleveurs qui s'interrogent, y compris ceux qui sont hostiles au loup. Car, comme le dit un des personnages du livre, « comprendre, ça ne veut pas dire être du même côté. »