Quelques arguments de psychanalystes et de sociologues
“En matière de santé, comme ailleurs, l’objectif est d’amener a une standardisation du travail, afin de pouvoir comparer, et mettre en concurrence, tout type d’institution privée ou publique dans un contexte de marchandisation globale. Le but n’est pas d’améliorer, mais de normaliser et contrôler. La rationalisation de la démarche qualité, c’est à dire le découpage du travail de façon à montrer ce que chacun doit faire, et comment le faire, est opérante pour ce qui est des métiers techniques qui s’y exercent, mais occulte totalement la dimension relationnelle, avec les conséquences multiples pour l’usager qui y est soumis.“
Ce système pourrait s’apparenter à un “taylorisme remastérisé“, non sans rappeler l’organisation hospitalière “centrée sur la tâche“ des années 1970, avec sa hiérarchie quasi militaire (galons, cocardes, étoiles pour les surveillants, surveillants-chefs, surveillants généraux...). Les soignants étaient de bons (ou mauvais) soldats, effectuant des tâches en série auprès d’objets de soins, dont la dimension humaine était totalement niée : la prise de sang du 26, la toilette de la péritonite du 22...
La démarche qualité véhicule l’idée que tout est maîtrisable et ignore superbement le travail réel.
Dans le même temps, on commençait déjà à enseigner dans les IFSI (Instituts de formation en soins infirmiers) d’autres formes de pratiques soignantes. Des humanistes comme Abraham Maslow, Carl Rogers et Roger Mucchielli, guidaient la réflexion des étudiants. Mais aussi des soignantes et théoriciennes de soins telles Virginia Henderson, Hildegarde Peplau, Martha Rogers, qui s’exprimaient pour redéfinir la philosophie des soins. On pensait empathie, relation d’aide, non directivité, patient au centre et soins holistiques en trois dimensions (bio-psycho-sociale). Nous n’avions pas forcément les moyens nécessaires pour réaliser un bon travail, mais nous y croyions !
Marthe et Angélique
C’est dans les années 1990, avec cette base de valeurs consensuelle, que les managers ont initié la démarche qualité dans les hôpitaux, avec accréditation puis certification à la clef. Dans le secteur médico-social c’est la loi 2002-2 de rénovation des établissements médico-sociaux qui l’a faite entrer dans les institutions sanitaires et sociales, dont les Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) font partie. Je me souviens des étapes qui ont précédé la mise en place de ce processus. Nous avons dû avaler MARTHE, puis son gros bébé ANGELIQUE, le référentiel de la démarche qualité, qui allait servir à nous auto-évaluer. Très vite le “taylorisme“ a titillé nos neurones et freiné notre enthousiasme spontané. Les anges peuvent cacher des démons et nos acronymes bibliques ne sont pas restés longtemps en odeur de sainteté !
Le référentiel ANGELIQUE est un questionnaire composé d’items qui balaient tout le fonctionnement d’un Ehpad, avec les valeurs qui le sous-tende. Ainsi le droit des usagers, la globalité de la prise en charge, l’humanisme, l’éthique du soin, les libertés individuelles et, bien entendu, l’hygiène et la sécurité. Ses questions sont fermées, sous la forme de cases à cocher avec, ça et là, quelques observations possibles - mais l’idée est d’avancer rapidement dans l’exercice.
Des groupes de travail sont constitués afin de répondre aux différentes rubriques. La manipulation consiste à laisser autonomie et liberté au personnel de s’inscrire dans ces groupes. Mais qui aurait le courage de ne pas participer à renforcer des valeurs qu’on a soi-même plébiscitées ? D’affronter la vindicte publique, en l’occurrence celle de ses collègues, et la réprobation de la hiérarchie ? L’image qu’on va donner devient prioritaire, comme l’a si bien décrit Maslow : nous avons tous besoin de satisfaire notre appartenance au groupe !
Bienvenue les qualiticiens...
Afin de dynamiser cette démarche en continu, les institutions se sont dotées de professionnels : les qualiticiens. Ils sont généralement jeunes (la profession est récente), organisés, formatés, sûrs d’eux et enthousiastes. Un peu désarçonnés quand même par ces personnels soignants, râleurs, brouillons, rebelles, ne supportant pas de rester assis trop longtemps à écouter, quand, par ailleurs, le travail réel n’avance pas. Patiemment et avec conviction, ils vont rappeler à ces “rustres“ les valeurs qui vont les fédérer : le droit des usagers, l’éthique du soin, le patient au centre, etc. La méthodologie apparaît neutre alors qu’elle implique une simplification des problématiques rencontrées dans le travail réel. Ainsi en est-il de “l’impensé relationnel“, terme psychanalytique qui englobe toute la dimension du soin relationnel non évaluable quantitativement, non pris en compte en tant que valeur marchande, donc non évalué dans le référentiel.
Paperasse d’abord !
Le bon petit soldat qualiticien, ne sort pas tellement de son bureau. Il ne voit pas qu’à l’heure du repas, la fiche de poste de l’agent hospitalier, dont les tâches codifiées, entérinées par les agents eux-mêmes ne comportent aucun acte soignant, vole en éclats pour cause d’humanisme. On ne peut quand même pas laisser l’aide-soignante toute seule pour faire manger 15 personnes... Mais si, par hasard, le qualiticien vient à le constater, il ne peut pas l’approuver. La démarche qualité n’admet pas les glissements de poste, dira t-il sérieusement au cadre de santé, qui se culpabilisera de ne pas appliquer à la lettre la fiche de poste.
Quand vous arrivez au bout du travail d’évaluation et d’amélioration de la qualité, on vous explique qu’il va falloir recommencer pour vérifier. C’est l’évaluation de vos pratiques. L’important est que cette démarche doit être continue. Son illustration est la roue de Deming, autrement dite, roue de la qualité, cercle vertueux de Deming, et... roue du hamster pour les mauvaises langues.
P. A. V. R.
P. A. V. R. : planifier, agir, vérifier et réagir. Et on recommence sans fin, sans possibilité de prise de recul. Le personnel, qui ne prend pas de recul vis à vis d’une situation n’a pas la capacité de voir la réalité, à savoir que le fonctionnement institutionnel ne change pas vraiment et que la démarche qualité est essentiellement une stratégie de communication, indépendamment du travail réellement effectué. L’objectif étant de normaliser et standardiser, les valeurs mises en avant n’étant là que pour faire consensus.
La pression sur le personnel est constante, non sur le travail réel accompli, mais sur la nécessité de réaliser tout ce qui est évaluable : outre l’auto-évaluation, la réalisation et mise-à-jour de protocoles, l’élaboration de fiches de postes et de documents de traçabilité... La finalité n’est pas l’usager, censé être au centre, mais l’évaluation externe, réalisée par des experts, et dont dépendra la réputation de l’établissement, et son financement.
Et les conséquences alors ?
Certains auteurs parlent de la perte du plaisir de travailler, associée à la perte du plaisir de penser, en arguant du gouffre qui sépare le travail réel du travail prescrit. Le travail prescrit est une somme de tâches à exécuter, avec les obligations inhérentes à la réalisation de ce travail. Le travail réel est ce à quoi un travailleur doit faire face, mais qui n’est pas pris en compte dans le travail prescrit, tant sur le plan matériel qu’immatériel. Les réactions des résidents ne peuvent être prévues à l’avance et mobilisent l’intelligence relationnelle des professionnels bien au delà de ce que les protocoles ont défini. Le réel dérange ce que le travail prescrit avait si bien ordonné. Pourtant la démarche qualité véhicule l’idée que tout est maîtrisable et ignore superbement le travail réel.
La démarche qualité sert aussi à masquer le manque de moyens alloués a ces institutions, de même que les chartes (par exemple celle des droits et libertés de la personne âgée dépendante). Ce ne sont que des documents encadrés ou rangés dans des classeurs qui n’ont pas vocation à servir d’autres buts. Les valeurs prônées sont des faire-valoirs d’un outil destiné à cacher l’indigence de la prise en charge : sous-effectifs, manques de moyens matériels... au regard des pathologies recensées dans ces établissements avec les soins qu’elles requièrent. Exemple : on règle le problème des maltraitances – le plus souvent passives (par manque de moyens) – en établissant une charte de bien-traitance, en formant le personnel à cette bien-traitance, et on occulte les moyens matériels et humains nécessaires à la résolution du problème. Résultat : un peu plus de culpabilisation des professionnels et de pression sur leurs pratiques. On peut citer bien d’autres conséquences liées à cette logique gestionnaire : la pression, voire le harcèlement subi, entre autres, par les cadres intermédiaires que sont les cadres de santé.
La peur et la tricherie.
La démarche qualité fait peur, en ce sens qu’elle augmente considérablement le nombre de prescriptions à respecter, puis, la preuve que ses exigences sont respectées est formalisée à l’extrême sous forme de cases “Oui ou Non“ à cocher, sans possibilité de nuancer. C’est sur ces prescriptions que le personnel est évalué. La démarche qualité “joue comme une menace“. Le fait de ne pas tenir compte dans la démarche qualité du travail réel ne l’empêche pas d’exister. Alors, le personnel, le plus souvent par manque d’effectifs, fini par tricher avec les procédures. Qui n’a pas signé une fiche de ménage non-réalisé, faute de temps ? Qui respecte vraiment un protocole, le plus souvent inadapté, rangé dans un classeur et oublié ? Qui n’a pas assisté a une évaluation externe avec, ce jour là, un personnel conséquent et policé ?
Brève conclusion du hamster qui va quitter sa roue pour aller dormir...
La démarche qualité ne se justifie aucunement dans les institutions, qu’elles soient sanitaires ou sociales. L’humanisme ne se décrète pas, il naît et se développe autour d’un projet pensé par les acteurs du processus. Écrire ce que l’on fait est certes nécessaire, c’est l’ossature qui peut permettre un travail suivi et positif pour les usagers et résidents dont les soignants ont la charge. C’est ce travail de base qu’on appelle à raison la qualité des soins. Mais pour mettre en place cette qualité de soins il faut des moyens matériels et humains qui laissent à chacun le temps de la réflexion, et le temps de réaliser un travail réellement adapté aux besoins des usagers, et surtout pas le “prêt à penser“ que nous propose la “démarche qualité“. En bref, il est temps de privilégier les outils destinés à servir les professionnels, et non la logique gestionnaire.
Chantal Lebouquin