Libération le définit comme “le génie anarchiste qui initia l’écologie radicale et révolutionna la géométrie“, et Télérama écrit à son sujet : “Anarchiste, écologiste radical, antimilitariste, il exécrait les honneurs et raillait la force de la renommée“. Quant à José Bové, il affirme que “les zadistes sont les enfants de Grothendieck“.
Il fut en effet à l’origine, avec Pierre Samuel et Claude Chevalley (mathématiciens eux aussi) de la création du mouvement Survivre et de la revue éponyme (qui s’appellera à partir de 1971 Survivre et Vivre) dont 19 numéros parurent de 1970 à 1975. Survivre, c’était d’abord la critique de la science, avec une portée d’autant plus grande qu’elle émanait de scientifiques de très haut niveau. Dans la continuité des travaux de Jacques Ellul ou Ivan Illich, ils dénoncent la science et le scientisme comme “une nouvelle Église universelle“. Survivre, c’était aussi une défense de la non-violence, des objecteurs de conscience et une dénonciation de l’appareil militaire.
Survivre, c’était surtout un des creusets de la pensée écologiste. La revue a abordé tous les thèmes de l’écologie politique : le refus de la croissance économique indéfinie, de la consommation à outrance, la dénonciation des pollutions (industrielles, agricoles, chimiques, nucléaires) et de l’agrochimie. Survivre mettait en évidence les liens entre la grande industrie et la bureaucratie étatique. La fulgurante croissance démographique mondiale y était justement ressentie comme un des principaux dangers pour l’avenir de l’humanité. La revue mettait en avant l’agriculture biologique, les expériences alternatives et les énergies douces1.
Après les années Survivre et Vivre, Alexandre Grothendieck, devenu professeur à l’université de Montpellier, se retire du militantisme actif. C’est en 1990, deux ans après avoir pris sa retraite, qu’il part vivre en Ariège et refuse les contacts avec ses ex-collègues et ses anciens amis. On peut penser, avec son collègue et ancien élève Pierre Deligne, que son “retrait du monde s’explique au moins partiellement, par sa déception de constater que le fait de prouver la réalité et la gravité des problèmes écologiques ne suffisait pas à faire bouger les choses, alors que cela aurait dû entraîner une prise de conscience largement partagée et des transformations sociales très profondes“.
À l’occasion d’un voyage à Paris, à l’automne 1971, j’avais rendu visite à Grothendieck chez lui à Massy. Cette rencontre m’avait laissé une très forte impression : son abord simple et direct, son tempérament ascétique (des vêtements simples, des sandales en toutes saisons, une natte pour dormir, un régime végétarien strict, etc.) cadraient bien avec sa personnalité refusant tout compromis. Alors que jusque-là il s’était consacré à ses recherches en mathématiques, sa découverte des questions de survie de l’humanité l’avait conduit à un engagement total dans le mouvement qu’il avait créé.
Nouvellement nommé pour deux ans professeur associé au Collège de France pour ses travaux mathématiques, Grothendieck avait souhaité aborder dans son cours, outre un exposé technique sur la théorie de Dieudonné, les questions de la survie : “Science et technologie dans la crise évolutionniste actuelle : allons-nous continuer la recherche scientifique ?“
L’assemblée des professeurs, après de longs débats refusa d’intégrer cette partie du cours dans le programme officiel du Collège, tout en laissant à Grothendieck la possibilité de la traiter sous sa propre responsabilité, off the records en quelque sorte.
Le 3 novembre 1971, j’étais parmi la foule venue au Collège de France pour l’entendre exposer ses vues sur la crise écologique ; une bonne partie, la moitié peut-être, de l’assistance informée par Survivre et Vivre ou d’autres canaux, ne fut pas surprise, mais ceux qui étaient venus pour entendre l’éminent professeur parler de mathématiques furent déçus et frustrés, et plusieurs exprimèrent leur dépit.
Lors de ce bref séjour parisien germa l’idée d’une venue de Grothendieck et de Denis Guedj2 en Limousin. Sur l’initiative du cercle Proudhon, celle-ci se concrétisa au printemps 1972. Deux lycées limougeauds, une salle municipale et un lycée agricole en Corrèze accueillirent le “professeur au Collège de France“ et le “professeur de maths de Vincennes“ sur un thème volontairement vaste : “La pollution, un suicide collectif ?“ Les trois réunions à Limoges rassemblèrent un public nombreux ; les lycéens et les professeurs du lycée Gay-Lussac débattirent des grands thèmes écologiques, alors que ceux du lycée agricole des Vaseix restèrent plus centrés sur l’agriculture biologique et les méfaits de l’agrochimie. Quant à la réunion publique, elle permit à une assistance fournie de prendre connaissance des apports de l’écologie politique et d’en discuter le bien-fondé. C’est surtout en Corrèze, au lycée agricole de Neuvic d’Ussel, que la virée limousine des deux “matheux“ prit une tournure véritablement subversive. L’administration de l’établissement, flattée de recevoir un professeur de ce niveau, nous invita à manger, en précisant qu’ils accueilleraient aussi le sous-préfet d’Ussel et quelques autres personnalités. Dès le début du repas, l’ambiance fut un peu tendue. Il faut dire que l’allure de Grothendieck ne coïncidait pas avec l’image que se faisaient ces notables d’un “professeur au Collège de France“, et le look d’étudiant gauchiste de Denis Guedj ne pouvait les rassurer. De plus, Grothendieck débuta le repas en vantant les qualités du pain biologique qu’il avait apporté et, en végétarien conséquent, refusa de faire honneur au copieux repas corrézien qui nous fut servi ! Nous passâmes ensuite à la salle de réunion du lycée , bondée, avec notamment les étudiants de la section “protection de la nature“, la première en France. Grothendieck refusa de s’installer sur l’estrade où se tenaient les notabilités et parla en déambulant dans la salle . Il commença son exposé par l’agriculture biologique, pour l’élargir ensuite aux déséquilibres écologiques globaux et à la responsabilité des structures économiques et étatiques, dans la destruction des milieux naturels. Arrêté par les notables de la tribune arguant qu’ils étaient venus ici pour “entendre parler de pollution, pas de politique“, Grothendieck et Guedj eurent beau jeu de leur rétorquer, sans les convaincre, qu’on ne peut parler sérieusement d’écologie sans mettre en cause les structures dominantes de notre société. Les positions antagonistes allaient déboucher sur un blocage et un arrêt de la réunion quand Denis Guedj demanda un vote permettant à la salle d’arbitrer entre les deux positions. Heureux d’entendre parler de pollution autrement qu’en termes techniques, les élèves votèrent à une large majorité en faveur des visiteurs. Le directeur et ses amis affirmèrent alors qu’ils resteraient pour contrer les intervenants. Mais, après quelques échanges vifs au cours desquels Grothendieck fut accusé de “cracher dans la soupe“, c’est-à-dire de critiquer une société qui l’avait accueilli parmi ses élites, et où l’on vit Denis Guedj et le sous-préfet se tutoyer en s’invectivant, les notables quittèrent le terrain et nous laissèrent avec les jeunes jusque tard dans la nuit. La discussion fut riche, animée, et fit souffler sur le lycée un vent de révolte et de liberté critique.
Jean-François Pressicaud