A la suite d’une enquête de flagrance ouverte pour “terrorisme“, prolongée par une enquête préliminaire, un jeune habitant du Plateau de Millevaches est aujourd’hui assigné en correctionnelle. Il est soupçonné d’avoir posé un cadenas sur les grilles d’une gendarmerie. L’acte qui lui est attribué fut accompli au cours d’une de ces manifestations qui se sont tenues dans plusieurs villes de France, suite à la mort de Rémi Fraisse. C’était à Eymoutiers (87), le 8 novembre 2014. Des habitants du village et de ses environs ont voulu y dénoncer avec les moyens à leur portée, l’homicide par les forces de police du jeune écologiste, tué par un tir de grenade sur le site du barrage de Sivens. Ayant connaissance du dossier par son avocate, l’accusé y découvre la qualification de l’acte retenu par l’institution judiciaire. L’incrimination initiale de “terrorisme“ n’a été abandonnée que pour être remplacée par celle non moins surréaliste “d’entrave au déplacement de personnels et de matériels militaires, visant à nuire à la défense nationale“. Pris au pied de la lettre, l’extrême ridicule (qui lui, c’est sûr, ne tue pas !) du chef d’accusation laisse donc penser que l’administration française qui s’entend si bien à doter ses forces de maintien de l’ordre d’armes redoutables, n’a toujours pas pensé à équiper ses gendarmeries d’un élémentaire coupe-boulon !
Il faisait beau ce jour-là à Eymoutiers, c’était un samedi, jour de marché. Il y avait foule. Une centaine de personnes s’étaient rendues aux portes de la gendarmerie du bourg, pour y improviser un pique-nique, des chants, d’innocentes réjouissances et y exprimer leur colère. Le tout était bon-enfant : des gens de tous âges, des familles et leurs gamins, des bébés en poussettes. Quand les manifestants se sont retirés, fait indéniable, un cadenas avait été posé par un esprit assez diabolique pour paralyser nos forces de défense.
L’affaire portée en justice ne serait qu’une péripétie, à laquelle tout citoyen s’expose désormais dès qu’il consent à s’éloigner de son écran de télévision pour s’occuper des affaires du monde où il habite, si le contenu de l’acte d’accusation ne visait également une mystérieuse «“assemblée populaire de la montagne limousine“. Cette entité s’y voit décrite par les fonctionnaires de justice comme “une organisation clandestine d’inspiration libertaire, visant à déstabiliser l’Etat“. Une de ces formules paranoïdes dont est tissé le discours policier, comme toute la propagande ultra-sécuritaire des gouvernements successifs depuis la fameuse fable des “Irlandais de Vincennes“. Un “copier-coller“ emprunté aux documents que le Parquet consacre à l’“affaire de Tarnac“.
Et bien évidemment, cette organisation issue des ténèbres, à laquelle on prête un extravagant pouvoir “déstabilisateur“, serait en fait l’inspiratrice de toute l’affaire, selon le schéma inusable qui inspire tout bon film de James Bond : nos “démocraties“ à l’occidentale aux prises avec l’Esprit du Mal. L’acte d’accusation fait bien sûr état d’une sorte de commandement bicéphale, des “leaders“ qui, pour la circonstance, ne sont pas un, mais deux ! En outre, une quarantaine de participants au démoniaque pique-nique d’Eymoutiers, ont l’honneur de figurer dans le document, avec photos et identités.
Sous cet échafaudage d’affabulations malveillantes, le problème est que cette “assemblée populaire“ - qui se contenterait volontiers du centième des desseins qu’on lui prête – n’a pas été inventée ; elle existe bel et bien et tout laisse penser, qu’anticipant depuis longtemps les largesses de la récente loi sur la surveillance, la police et autres officines du renseignement s’y intéressent depuis longtemps de fort près.
En effet, un nombre plutôt remarquable d’habitants du plateau de Millevaches, prolongeant des traditions de solidarité ancrées de longue date dans ce territoire, ont pris l’habitude de se réunir en “assemblées“. Une pratique collective plus qu’une “structure“, qui se déploie en marge des institutions officielles et de toutes autres organisations réputées compétentes pour traiter des questions publiques. En ce sens, et en ce sens seulement, le qualificatif de “libertaire“, que par ailleurs peu de gens revendiqueraient ici explicitement, n’est pas complètement erroné.
Cette “assemblée populaire“ ou plutôt ces assemblées populaires qui inquiètent tant les services de l’Etat, qui puisent en partie leurs racines dans le tissu associatif local, et à qui il arrive selon l’objet ou la saison de changer d’appellation (Assemblée du Plateau, Assemblée populaire de la Montagne limousine, Comité Montagne…), sont tellement “clandestines“ qu’elles se réunissent au grand jour dans les locaux des municipalités avec l’aval des mairies.
Assez indifférente aux étiquettes politiques que les commentateurs voudront lui coller, c’est un fait, la pratique de l’assemblée sur la montagne limousine a gagné en vitalité au fil des années, au rythme où surgissent les conflits de société qui agitent notre époque : mouvement des retraites en 2010, luttes antinucléaires après Fukushima, lutte contre les projets d’aménagement délirants : Notre Dame des Landes, TGV Lyon-Turin, Sivens…
Mais ce volet que d’aucuns considéreront comme “militant“ n’en constitue qu’un aspect. On y traite également, assez librement, de toutes sortes de questions relatives à la vie du territoire : le mode d’exploitation de nos forêts, la production d’énergie, les enjeux liés aux pratiques agricoles… Bref, de tout ce qui peut contribuer à une reprise en mains de la vie locale par ceux qui y habitent. On y organise moult moments festifs, maintes conférences qui nourrissent la réflexion et la construction d’une culture commune ; qu’elles traitent de la vie du territoire ou de la marche du monde. Certaines municipalités ont été jusqu’à faire de cette pratique de l’assemblée un principe de fonctionnement, sous forme d’assemblées communales d’habitants.
Il reste à comprendre ce qui peut porter un fonctionnaire de justice à construire des chefs d’accusations si délirants, projetés à dix années-lumière de la réalité. Qui peut dire si les rédacteurs de ce genre d’actes, croient réellement aux fables qu’ils construisent, ou s’ils se conforment avec cynisme aux injonctions politiques formulées à l’appareil judiciaire ?
C’est que la forme politique contemporaine de l’Etat-nation, pris dans les rouages de la mondialisation, est en décrépitude. La population lui retire son crédit. Tout comme en Grèce aujourd’hui, il n’est pratiquement plus personne pour croire que ce “Pouvoir politique“ possède la moindre marge de manœuvre face aux quelques organisations internationales qui règlent la marche du monde et à l’immense puissance financière des banques et fonds d’investissement. En ce sens, l’Etat subit réellement un processus de “déstabilisation“, il ne l’a pas inventé. Les puissances mondiales qui concourent à sa destruction lui laissent un temps encore ses prérogatives sécuritaires. Les fonctions de police constituent sa dernière source de légitimité. La situation très critique où il se trouve est le terreau où se forgent ses cauchemars ; le moteur caché de ses politiques ultra-sécuritaires. Le désordre réel ou fictif l’aide à survivre, le justifie. Au besoin il le suscite.
Mais il doit s’interdire de nommer ce qui est en train de le détruire, il lui faut s’inventer des ennemis à qui il fait endosser le dessein qu’il est en train de subir.
Même un simple cadenas dans un petit bourg de province doit en faire les frais…