Le 19 septembre 1917 prenait dramatiquement fin la mutinerie d’un bataillon de soldats russes à La Courtine. Le 11 novembre 2015 a eu lieu une cérémonie pas comme les autres, et désormais traditionnelle, devant le monument aux morts de Gentioux. Je ne ferai l’injure à personne de rappeler les événements. Toutefois, la énième sortie d’un documentaire sur la fameuse mutinerie m’interpelle (fameuse dans le sens où qui aujourd’hui “ne sait pas“, pour moi “ne veut pas savoir“). Cette actualité m’interpelle de deux façons. Tout d’abord, historien, cinéphile, et connaisseur du Plateau – les lieux et leur histoire – je me demande bien ce que vient faire ce nouveau documentaire commandé par France 3 (c’est le troisième sur le sujet). Ensuite, à l’issue du débat suivant la projection, le vendredi 6 novembre à Limoges, une question fort pertinente m’a particulièrement intéressé. Un spectateur s’adresse au cinéaste (Pierre Goestchel) : “Pouvez-vous nous dire s’il existe un rapport entre la mutinerie de 1917 et l’érection un peu plus tard du monument de Gentioux?“ Lecteur, et auteur occasionnel d’ IPNS, je vous livre une réponse très personnelle.
Un rapport ? Oui, ces deux événements sont liés à la grande boucherie de 14-18. Oui, ces deux faits sont distants de 28 kilomètres. Oui, il existe bien une stèle au cimetière de la Courtine qui proclame (en russe) : À bas la guerre ! Mon oui s’arrête là. Parce que le silence sur la mutinerie a tout de même régné très longtemps. Et ce silence n’est pas dû qu’à la censure entourant tous les faits militaires de cette période (Voir la circulaire du Préfet de la Creuse d’octobre 1917 aux Archives départementales de Guéret). Le moins qu’on puisse dire est que l’épisode n’est pas glorieux, ni pour l’armée française, qui n’est pas restée “la grande muette“ pour l’occasion (800 obus tirés en 24 heures sur les mutins), ni pour la frange russe du contingent restée fidèle au gouvernement provisoire d’alors (le gouvernement Kerenski). Fidèle ? Cela mériterait d’ailleurs d’être creusé. Donc canonnade en règle, puis corps à corps, avant la reddition définitive et la poursuite de la répression sous d’autres formes : 9 morts. Un élève de CP comprendrait qu’il y a là une ambiguïté mathématique.
Quinze mois plus tard, des dizaines de milliers de jeunes Limousins étaient rentrés “au pays“, du moins les vivants, les mutilés, tous traumatisés... Parmi eux, Jules Coutaud, de Gentioux, qui connaissait parfaitement la question, ayant été gazé. Il prit en tant que maire, avec son conseil municipal, l’initiative de l’érection d’un monument aux morts pour le moins original. Pas original dans nos têtes d’aujourd’hui. Original par rapport à ce que demandait et attendait le gouvernement de la France issu des élections de 1919 (la chambre des députés dite “bleu horizon“). Je vous renvoie pour plus d’informations à différents articles déjà parus dans IPNS (présentation du livre de Rémi Adam : “1917, la révolte des soldats russes en France“ IPNS n° 23, “Les monuments aux morts du Plateau, entre pacifisme et patriotisme“, IPNS n°27, et l’article de Gérard Monédiaire dans IPNS n°47).
Il y eut bien une “chape de plomb“ mémorielle sur La Courtine. Certes, les documents et les témoignages manquent, pour des raisons diverses. Je vous livre ici une anecdote. Comment et pourquoi les archives du contingent russe, conservées dans des caisses en bois, ont-elles échappé aux autorités militaires françaises pour se retrouver 100 ans plus tard dans la bibliothèque de l’Université new-yorkaise de Columbia? Parce que des régiments “yankees“ ont succédé aux Russes dans le camp fin 1917, pour préparer leur envoi au front... Mais cette donnée chronologique n’explique pas pourquoi ? La population de la Courtine et des communes environnantes avait été évacuée le 14 septembre 1917. On sait, il existe quelques témoignages assez tardifs et pas mal de photos, que de nombreux liens de sympathie s’étaient créés entre les soldats russes et la population et que les forces de répression furent souvent huées sur leur passage après leur départ. Une association locale, mais de renommée nationale (La Courtine 1917), travaille activement à étudier et perpétuer cette mémoire (1).
Je reviens à ma question : quel rapport ? Patience, j’ y viens. Je souhaite vous livrer une analyse assez iconoclaste, mais je trouve la platitude de certains travaux historiques assez indigeste. Certains appellent çà la “neutralité“, “l’objectivité“... Réfléchissez bien et dites-moi ce que ces deux mots veulent dire. La Creuse des années 1920, comme une bonne partie du Limousin, était gagnée – électoralement, culturellement, philosophiquement – à cette grande idée : le socialisme. Et le pacifisme des Limousins pré-existait à la guerre. Il était un élément constitutif des mouvements socialistes, anarchistes, libre-penseurs, syndicalistes... C’est ce pacifisme-là qui explique le monument aux morts de Gentioux.
Mais il y a à mon sens un argument politique au silence sur La Courtine. En 1922, avait déjà eu lieu la rupture entre ceux qui voulaient garder “la vieille maison“ (Léon Blum) et ceux qui croyaient que de l’Est viendrait “la grande lueur“. Les socialistes du Plateau (SFIO, lointain ancêtre du PS actuel), très largement majoritaires à gauche face aux communistes, n’ont-ils pas ignoré “volontairement“ la mémoire des mutins? Certes, pour cause de censure, on ne savait pas grand chose. Et pour cause d’éloignement provisoire de la population et des mutins eux-mêmes encore moins. Mais les meneurs de la mutinerie n’étaient-ils pas des bolchéviques ? C’est-à-dire ceux dont les amis – chez nous – avaient contribué à rompre l’unité des socialistes à Tours en 1920 et qui se disputaient désormais le pouvoir local avec eux. Quand, là-bas, à Moscou, on avait décidé seuls d’arrêter la guerre, faisant d’une certaine façon le jeu des Allemands. Voilà, une bonne (?) raison de taire les événements de l’été 1917 à La Courtine!
Que ceux que ce débat intéresse prennent contact avec l’association pré-citée. Chaque grain de sel sera bon à prendre. L’Histoire appartient à tout le monde. C’est comme la guerre et les militaires, il ne faut pas la laisser aux seuls historiens.
Michel Patinaud