Depuis plusieurs années, la filière bois limousine a pris une orientation industrielle. Les nombreuses petites scieries continuent de fermer (100 par an en France depuis 30 ans), remplacées par des unités de grande taille, normalisées, sciant un bois standardisé (le même, précisément, que celui que les abatteuses sont capables de récolter). La forêt du Plateau avait donc déjà un pied dans la mondialisation pour répondre à des débouchés au moins en Europe. Mais cela n’était pas suffisant.
Un rapport, produit en 2012 par le cabinet ALCIMED, pour le Pôle Interministériel de Prospective et d’Anticipation des Mutations Economiques (PIPAME), pose le décor du nouveau projet pour la filière bois nationale : “L’avènement d’un nouvel ordre économique mondial, avec la montée de pays émergents à l’influence croissance (sic), concerne également le bois.“ Il est donc nécessaire d’“associer les grands groupes avec pour objectif commun de développer la filière bois “les dits grands groupes du BTP étant notamment Lafarge et Bouygues, présents au comité de pilotage de cette étude (l’interprofession BoisLim n’avait pas entièrement adhéré à ce projet national.) Bref, le décor était posé pour faire passer la filière bois dans l’arène mondiale...
Sur le Plateau, le bois est acheté aux propriétaires une misère. Un technicien a fait son travail efficacement : il a trouvé un acheteur qui payait une misère juste un peu moins miséreuse pour le même bois. Donc les propriétaires ont vendu au plus offrant... les Chinois.
Un Ardennais de passage pour les 25 ans d’Ambiance Bois témoignait. Dans les Ardennes, un acheteur étranger est arrivé, un acheteur qui payait mieux. Tout le monde lui a vendu son bois. Et les acheteurs locaux ont fini par disparaître. Une fois la place nette, l’acheteur étranger, finalement pas si philanthrope, a réalisé qu’il pouvait alors payer le bois le prix qu’il voulait – c’est-à-dire une misère. Fiction ?
L’“Etude évaluative et perspective pour un positionnement stratégique de la filière bois en Limousin“, élaborée en 2012 par le cabinet Ernst & Young, pose laconiquement les perspectives de l’entrée de la filière dans la mondialisation : “Dans le contexte de marché fortement concurrentiel, une partie des scieries limousines ne seront plus en mesure d’investir et ne répondront pas aux standards de qualité et de normalisation. Ces scieries devraient à terme arrêter leur activité“.
Une semaine après le passage des conteneurs China Shipping (coïncidence ?), Christian Ribes, Président de BoisLim, envoyait un mail, intitulé “URGENT : Appel à la mobilisation / l’usine Isoroy d’Ussel est en difficulté“, “à tous les professionnels, exploitants forestiers, scieurs, coopératives forestières, fournisseurs de bois de la région Limousin“. Pourtant, Isoroy n’est pas une petite scierie, comme celles mentionnées dans le rapport limousin : employant plus de 100 personnes, l’usine produit 145 000 m3 de panneaux de fibres de bois par an. Il n’en demeure pas moins que “l’entreprise est actuellement dans une situation extrêmement délicate, car elle ne parvient pas à fournir ses clients, faute d’un approvisionnement en bois suffisant.“ “Elle doit faire face actuellement au défi suivant : atteindre dès les prochains jours un niveau d’approvisionnement en bois minimum pour maintenir son activité, sous peine de définitivement détruire son image auprès de ses actionnaires.“ (!) Le Président de BoisLim en appelle donc “toute la profession à faire preuve de solidarité autour d’Isoroy Ussel.“ Et le message se termine en confirmant notre histoire ardennaise : “L’export de grumes ou de bois ronds hors de notre région et hors de nos frontières, génère certes un profit supérieur à la vente en région mais ne constitue qu’une vision à court terme, car elle pourrait signer la fermeture d’un certain nombre de nos acteurs régionaux dans le domaine du sciage ou de la trituration.“
Renée Nicoux, sénatrice de la Creuse, a interpellé le ministre de l’agriculture en juin 2013 : ”depuis 2005, la Chine est le premier importateur mondial de grumes avec des besoins en constante progression. Or, si l’Europe, et notamment la France, est historiquement un exportateur de bois, l’explosion de la demande provenant de ce pays n’est pas sans poser de graves questions. (…) Ce phénomène a clairement des conséquences sur l’activité locale et le coût de la matière première. Les premières victimes sont bien évidemment nos scieries et entreprises de transformation qui rencontrent de plus en plus de difficultés à s’approvisionner. Nombre d’entre elles seront prochainement contraintes d’arrêter totalement leurs activités, faute de matière première abordable et d’assurance de pérennité de la ressource.”
Dans sa réponse, publiée le 19 septembre 2013, le ministre de l’agriculture a confirmé cette tendance. Si seulement 15 % de la récolte de bois sont exportés, ”le poids de la destination chinoise dans la valeur des exportations a fortement augmenté, passant de 6 % à 16 % entre 2010 et 2012.” Le ministre ne semble guère partager les craintes de la sénatrice : ”Pour certaines qualités et essences de bois difficilement valorisables par l’industrie française, la demande chinoise a des effets positifs sur la filière. En effet, elle contribue localement à une consolidation des prix et des mises en vente accrues de bois par les propriétaires et les gestionnaires forestiers.” Il reconnaît néanmoins qu’un ”tel déplacement vers l’étranger d’une partie de la transformation des bois ronds a nécessairement des conséquences négatives en termes de valeur ajoutée, d’emplois et de quantité de produits connexes disponibles pour l’industrie de la trituration et de la production d’énergie.”
La France est donc un exportateur de produits bruts, et la Chine “un important exportateur de produits ligneux à valeur ajoutée, compétitifs, tant en terme de prix que de qualité, dans des secteurs tels que celui du meuble ou du contreplaqué“ (rapport PIPAME). Et pour illustrer ce constat et répondre à la question “mais comment cela peut-il être économiquement rentable ?“ : les containers China Shipping que l’on a vu partir du plateau avec des grumes limousines n’étaient évidemment pas arrivés vides... mais remplis de cercueils estampillés “Made in China“, garantis en pur bois du Limousin !
En gros, la mondialisation, c’est bien joli, mais tant qu’on est du bon côté de la frontière. Ça sent le sapin pour la filière...
Gaël Delacour & Michel Lulek