En travaillant sur son histoire, j’ai constaté, que, sans échapper complètement aux “temps de misère“, nos aïeux semblent avoir été étonnamment résistants. On découvre ainsi une société résistante aux malheurs du temps. Des formes d’adaptation remarquables, de “rusticité“ même, eu égard aux conditions géographiques défavorables : pauvreté des sols, rudesse du climat. Il ne faut pas imaginer le plateau tel qu’il est aujourd’hui. Ses paysages d’abord, beaucoup moins boisés, où dominait la lande, parsemés de petits terroirs cultivés, malgré les terres froides et acides. Sa population ensuite : plus nombreuse (globalement, une densité 3 fois supérieure à nos jours) et surtout plus mobile qu’on ne pourrait le penser. Autour d’importants noyaux familiaux s’organisait ainsi une vie agricole autonome où dominaient cultures vivrières, élevage et exploitation de la forêt de feuillus.
Ce que certains historiens ont appelé “le grand règne“ fut marqué par de terribles épisodes de mortalité dont l’origine est d’abord naturelle. Le XVIIè siècle fait partie du P.A.G. (petit âge glaciaire), période beaucoup plus froide et humide que notre époque. L’année 1661 vit ainsi une grande famine: “la mortalité fut grande, il y eut beaucoup de dysenteries et de fièvres malignes“. De cet épisode, les registres paroissiaux du plateau nous donnent une vision assez différente, les “secousses“ de mortalité étant plus brèves et moins aiguës qu’ailleurs, plus rare la mortalité infantile. Un premier signe. En voici un second : la crise de 1683-1684 passe ici totalement inaperçue. Quelques décennies plus tard, le royaume connut deux catastrophes démographiques : hivers très rigoureux (1693-1694 et 1709-1710), suivis ou précédés d’étés “pourris“, avec toutes les conséquences négatives sur les récoltes. Pour réussir à en mesurer la spécificité, comparons la durée et l’importance de la surmortalité, à une extrémité du plateau d’une part (Royère), en son cœur (Bonnefond) puis dans une “grande“ ville régionale (St Léonard), d’autre part. (voir encadré)
Saint Léonard fut rudement touchée ; pourtant c’était un terroir “riche“ (environ 80 hab/km2). La différence s’explique à mes yeux par une plus grande résistance physiologique et une plus grande habitude de vie en autarcie. La “vraie crise“ se situe sur le plateau en janvier 1694. Mais tous les villages ne sont pas touchés, ce qui montre l’absence de phénomène épidémique. La crise semble surtout de nature économique. Hiver “pourri“ : mauvaises récoltes. Beaucoup de paroissiens ne peuvent plus subvenir à leurs besoins, devenant à la charge de la fabrique (budget paroissial). Le terme “pauvre“, jusqu’alors totalement absent dans les registres, se multiplie. Il s’agit manifestement des conséquences de la disette, plus précoce ici qu’ailleurs. Les périodes difficiles sont totalement décalées par rapport au processus communément admis. Si une épidémie suivait la disette, elle apparaîtrait dans le nombre de décès, et dans la surmortalité par village. Or, il n’en est rien. Une famille peut perdre 6 de ses membres ; leurs voisins ne semblent pas touchés. Il s’agit donc avant tout ici d’une crise de subsistance, rapidement jugulée puisque, hormis janvier 1694, nul pic n’apparaît durant l’hiver suivant, le plus catastrophique dans le reste du royaume.
On a ainsi, à travers les caractères démographiques, le tableau d’un groupe de “montagnards“ particulièrement résistants à l’adversité, adaptés économiquement et socialement à des conditions de vie défavorables. En quoi consiste précisément cette résistance ? Les femmes sont fécondes et pourtant, nombreux sont les ménages réduits (on ne peut nourrir plus de 4 ou 5 enfants). Une bonne résistance physiologique peut se lire dans les délais entre naissance et baptême. Il est admis qu’on baptisait pour environ 1/3 le jour-même, le reste en général le lendemain. Il s’agissait d’une nécessité : ondoyer le plus vite possible, par crainte d’un décès précoce. Or, sur ces terres, nous remarquons une pratique sensiblement différente. Rarement des baptêmes le jour de la naissance ; 15 % le lendemain, 80 % le surlendemain, le reste entre 3 et 5 jours après. Les distances entre les villages et les bourgs ne peuvent seules expliquer une telle différence. Il me semble voir là une certaine habitude que survive la grande majorité des bébés à la naissance ; comme on trouve rarement de décès en couches de la mère. Ceci laisse imaginer une véritable “stratégie“, avec des formes de contrôle des naissances. Ne pas avoir trop d’enfants était une condition de la survie de cette micro-société. Nous avons donc à nouveau l’indice d’une forme élaborée d’adaptation à un milieu plutôt hostile. Cette société s’adaptait aussi efficacement, par les mariages, aux contraintes du temps. Les mouvements migratoires par mariages, avec les paroisses voisines, sont nettement déficitaires. On peut vérifier facilement que la jeune mariée va s’installer chez ses beaux-parents. Cela donne un solde migratoire déficitaire, qui montre une société en expansion, le “trop plein“ étant régulé par le départ des filles. Cela n’empêchait pas des familles entières de venir combler un manque dans une paroisse. Le solde global pouvait ainsi s’ équilibrer. L’âge des décès me semble un autre indice. On vit ici assez vieux : 36 % des défunt(e)s disparus après 60 ans. La tendance n’est pas illusoire : l’espérance de vie était supérieure d’environ 6 ans à celle du royaume.
Comme sur tout le plateau de Millevaches, nos paysans travaillaient à des activités saisonnières. Cette notion est perceptible dans le mois des mariages : 50 % avaient lieu en février. Plus à l’ouest, vers Royère, ce pourcentage atteignait 65 % : il s’agissait des fameux “maçons creusois“. Après les noces, on concevait si possible et on partait au printemps. Quel travail occupait donc les paysans du cœur du plateau ? Scieurs de long, maçons, manœuvres... ? Le pourcentage plus faible qu’à Royère, et l’absence de mariages lointains, donnent à penser que l’exil était plus court, et moins indispensable. Nous avons sans doute ici la preuve de groupes à économie plus autarcique.
Que nos ancêtres aient mieux résisté aux fléaux ne prouve cependant pas la prospérité de leurs villages. Les exemples précédents montrent seulement qu’ils faisaient mieux face aux malheurs du temps.
Michel Patinaud
Cet article est extrait d’un ouvrage à paraître : Les ombres du Roy-Soleil.