Les trois brigands, c’est le nom que j’avais donné à des arbres biscornus que les siècles avaient rendus uniques. Ils ressemblaient à trois vieux fous débraillés et hirsutes que leur âge canonique autorisait à toutes les extravagances. À la tombée de la nuit, une ou deux chouettes perchées sur leurs branches, ils pouvaient facilement évoquer des bandits de grands chemins qui vous attendent au coin d’un bois pour vous trancher la gorge. Mais, ils étaient surtout de grands sages qui délivraient généreusement leur savoir à qui prenait la peine de les écouter. Et pour tout cela je les aimais passionnément, je recherchais leur compagnie et ne manquais jamais une occasion d’aller les saluer. À mes yeux ils étaient plus vivants et captivants que bien des humains de ma connaissance.
Alors que j’étais assise à leur pied, la tête posée contre l’écorce chauffée par le soleil, ils me contaient, jusque tard dans la nuit, des histoires venues du fond des âges, le mystère des forêts, la danse des étoiles, les baleines au fond de l’océan, l’agonie des hommes sur les champs de bataille; car oui, les arbres, reliés à la Terre et au Ciel, savent tout ça et bien plus encore.
Et pourtant, c’est bien d’eux dont mes voisins parlaient avec dédain ; pour eux ces arbres étaient difformes, à demi-morts et inutiles, mais surtout, ce qui était impardonnable, c’est qu’ils empêchaient le passage de toutes sortes d’engins agricoles. Par les temps qui courent le combat de la poésie contre l’utilité est perdu d’avance.
Après avoir écouté ce sinistre échange, je me rendis auprès des trois brigands. Je m’assis au bord du chemin, parmi les fleurs sauvages, tristes et lasses. L’air était si limpide, si pur, que je ressentis une intense communion avec eux. Alors, comme ça, pour soulager ma conscience, j’expliquai à ces vieux trublions en sursis ce qui les attendait. Je restai encore un moment en silence auprès d’eux puis je rentrai chez moi.
Quelques jours plus tard j’entendis des éclats de voix à travers le village. Certains habitants semblaient très agités. Vraisemblablement il se passait quelque chose de sensationnel.
J’attrapai au vol quelques bribes de conversation et c’est ainsi que j’appris que les trois “affreux” au bord du chemin étaient impossibles à abattre. Leur écorce était devenue pareille à de l’acier et les tronçonneuses s’y étaient, dans tous les sens du terme, cassé les dents. Des étincelles avaient jailli des troncs, effrayant les bûcherons, qui pour rien au monde ne voulaient renouveler la manœuvre. De la pure sorcellerie affirmaient-ils.
Plus personne n’osa toucher aux trois brigands, j’en connais même beaucoup qui, aujourd’hui encore, font de longs détours pour les éviter... Et pourtant, peu après l’incident, m’approchant d’eux, j’aperçus un pic-vert qui faisait jaillir d’un tronc des copeaux qui étaient bien de bois et certes pas de métal.
Stéphanie Wlazlik