Cette concentration délirante du pouvoir dans ce qu’on a nommé “le système Moine“, c’est comme si on avait inventé un univers politique en surplomb du conseil communautaire, dessaisissant de ce qu’ils sont une bonne partie des conseillers, confinés en position vassale. Une sorte de privatisation de l’espace institutionnel du territoire. Au lieu d’être affaire de tous, notamment des populations, affaire d’idées à débattre, la politique se confine dans les connivences partidaires ou la course à l’échalotte, abstraction faite de l’opinion citoyenne. Ce type de pouvoir est-il un phénomène irréversible ? Nous explique-t-il la raison pour laquelle la crise de la politique sévit partout dans notre pays ?
Avec la Ve République, une pratique quasi monarchique de la politique s’est instaurée avec la légitimation du pouvoir personnel. Cette pente présidentialiste a favorisé l’émergence de la même logique à tous les échelons du territoire que les successives lois de décentralisation ont confortée. Par exemple, le président d’un conseil départemental ou régional, le maire d’une grande ville, sont chefs de l’exécutif et présidents de l’assemblée délibérative. Juges et parties à la fois. Tant que les partis fédéraient les dynamiques sociales, la tendance au bonapartisme était moins forte. Ce n’est plus le cas à partir des années 1990. Les élus des grandes collectivités se sont alors focalisés sur leurs fonctions promouvant une logique de fief électoral avec deux conséquences majeures : une perte de la réalité de leur pouvoir (c’est le cas de Michel Moine) et un renforcement de l’autonomie des élus dans le processus des décisions. Les réalités politiques et institutionnelles peuvent donc favoriser un fonctionnement des institutions territoriales élitiste et autoritaire. Ce sera encore davantage possible – sauf changement politique – avec la récente réforme territoriale qui propulse la métropolisation, des régions plus vastes, des intercommunalités plus grandes, et un éloignement des citoyens des lieux de décision.
Élargissons encore le champ de la réflexion. La démocratie en France depuis plus de deux siècles a été absorbée par le système de la représentation, du délégataire. Elle ne vit et ne se pense que par lui. Mais avec cette forme de gouvernement de la société, le peuple “reste toujours aux portes de l’espace de délibération.“1 Seules sont légitimes “l’instance et la parole des représentants“ et légitimés “l’absence et le silence des représentés“. Le peuple est ainsi dépossédé de sa puissance sociale et politique. Cette coupure entre élus et citoyens revient à dissocier le social du politique, enferme le politique – qui est une pratique sociale – dans l’institutionnel et la rend incapable de répondre pleinement aux intérêts sociaux concrets des populations. C’est la source de la crise de la politique, celle de la délégitimisation des institutions actuelles de la République. Le système arrive à épuisement. Il a perdu toute force propulsive, parce que déconnecté de la réalité, des attentes populaires, d’un monde en pleine mutation, plus complexe, plus informationnel. Dans ce monde, aucun élu, aucun parti, aucun groupe d’élus ne peut plus se permettre de tenir à l’écart aucune population, aucune expérience, aucune compétence. Voilà qui nourrit l’exigence d’une “vraie représentation : pour que j’aie le sentiment d’être représenté, il faut que ce que je vis, mes épreuves, mes attentes, soit rendu présent dans la sphère publique“2. Le vote ne suffit plus. D’une part, nous sommes dans une pseudo démocratie représentative puisque la grande majorité de la population n’est pas représentée et, d’autre part, les citoyens ne se bornent plus à revendiquer ou à exprimer leurs désaccords. Ils cherchent désormais “une expression qui ait une dimension délibérative“2. C’est ce qui se passe sur le Plateau dont le mouvement citoyen devrait encore s’élargir. Mais pourquoi donc les élus de nos communes, de l’intercommunalité, ne voient-ils pas qu’un nombre toujours plus important de citoyens ne veulent plus être cantonnés dans un rôle d’électeurs raisonnables ?
Il y a un héritage : l’héritage républicain. Pendant un temps long, la culture républicaine et parlementaire a permis une institutionnalisation des acquis sociaux, sociétaux, culturels, arrachés par l’action revendicative, leur donnant ainsi une certaine normalité. De là découle et persiste encore un attachement à un mode de vie politique considéré comme intemporel et anhistorique et dont on pense qu’il est encore efficace. La prégnance de ce modèle pèse fortement, pas seulement sur les élus, mais aussi sur le mouvement social. Chez nombre d’élus cela se traduit par un comportement légitimiste à l’égard de l’institutionnel et, pour le mouvement social, cela le conduit à se tourner vers la puissance publique pour une réponse à ses attentes au lieu d’être à l’initiative pour promouvoir par exemple un projet de territoire. C’est la raison pour laquelle la parole de la rue, l’intrusion citoyenne dans “les murs“ de l’institution sont jugées comme une pression inacceptable. C’est la raison pour laquelle Michel Moine se croyait autorisé en septembre 2014 à déclarer : “Nous sommes élus donc nous décidons“. Symptôme révélateur du repli frileux de la classe politique sur elle-même et de son aveuglement devant la crise profonde de légitimité qui touche le système politique. Un révélateur de la crainte et même du refus de l’engagement citoyen qui va de pair avec un conservatisme arrogant (comme c’est le cas à Gentioux) qui la prive d’une possible mobilisation des savoirs citoyens, de leur devoir d’usage, de leur bon sens.
Pour viser le bien commun, il s’agit de trouver les voies d’un dépassement des attitudes délégataires, de promouvoir par la concertation une coopération active, confiante, entre élus et populations de nos communes, de l’intercommunalité, comme nouvelle normalité de la vie démocratique. Les élus doivent comprendre que cela “ne supprime ni les élections, ni le mandat, ni l’État, mais déverse une grande part du rôle de l’élu dans un exercice nouveau, concret de la citoyenneté.“3 Cela ne fait pas d’eux des élus passifs. Ils doivent être convaincus que la valorisation de leur légitimité, la qualité de leurs décisions sortiront renforcées du partenariat avec leurs concitoyens ; que c’est à cette condition que les élections prendront un sens nouveau, que de plus en plus on votera pour celles et ceux qui rendront plus forts les électeurs dans leur engagement citoyen. Plus l’institutionnel se banalisera en se mettant à la portée de tous, plus il sera valorisé.
Roger Fidani