Active dans les métiers de l’accompagnement à l’étranger et en France depuis 2005, je me suis formée de façon spécifique au traitement des incidents traumatiques (www.tir.org). Une longue expérience dans la formation des professionnels du social en communication interculturelle m’a aussi permis de pratiquer le bouquet de techniques spécifiques à cette approche avec un public de personnes étrangères, très gravement touchées par des traumas de toute sorte.
Après une courte expérience avec le Forum des Réfugiés au CADA de Peyrelevade, je concentre aujourd’hui mes interventions au service de deux catégories de publics : les réfugiés mêmes et les bénévoles des organisations de la société civile qui mobilisent beaucoup de ressources humaines pour répondre de façon convenable à la présence de ces personnes sur nos territoires.
Je me trouve, aujourd’hui, confrontée à un constat amer que la pratique a renforcé et rendu dramatique à mes yeux : il manque à nos ressources et à nos intentions d’accueil un véritable projet qui implique tous les acteurs et les décideurs des territoires dans la co-construction d’une stratégie d’intégration réciproque entre les habitants et les personnes accueillies. À différents niveaux, nous sommes encore à nous demander comment venir en aide à ces personnes, qui ont exposé leur vie et la vie de leurs familles aux pires dangers et à des épreuves d’une dureté extrême, plutôt qu’à nous focaliser sur une seule question absolument cruciale: comment pouvons-nous vivre ensemble et construire un futur commun ? La première flagrante contradiction que je vis tous les jours est le manque d’interaction, de concertation citoyenne et de co-construction entre les différents acteurs territoriaux, en dépit de la présence d’une grande qualité des relations humaines. Il se produit une sorte d’incongruence, qui n’a pas du tout été questionnée en amont, entre la configuration socio-économique du territoire et la précieuse capacité d’accueil des habitants. Le résultat est une situation d’urgence et de fragilité accrue de toutes les personnes concernées, migrants et autochtones.
Voici quelques éléments émergeant de mon expérience qui, à mon avis, rendent la situation spécialement critique :
Il m’est impossible ici de donner une liste exhaustive des aspects critiques de la situation de l’accueil sur notre territoire et, surtout, ici n’est pas le lieu d’une analyse psychosociale plus approfondie de tous ces éléments. Cela dit, je ne renonce pas à lancer un appel clair à l’urgence de concentrer nos efforts sur le territoire autour d’un projet d’intégration réciproque qui puisse dépasser les limites de l’assistanat et qui valorise l’excellente capacité d’accueil de nos habitants.
Le concept d’intégration réciproque implique une meilleure compréhension collective des migrations. Je propose un premier point de lucidité : les mouvements migratoires ne parlent pas de misère et de détresse. Même quand ils sont motivés par les catastrophes et les guerres, ils demandent aux personnes qui en deviennent acteurs la capacité psychique et économique de porter un projet. Depuis le début de l’apparition de la race humaine sur la planète, les hommes et les femmes exercent leur droit à la mobilité pour chercher des conditions de vie qui répondent à leurs besoins de sécurité et d’épanouissement. Mais cet élan vers le meilleur, souvent et heureusement lié à des critères subjectifs, originaux et personnels, ne se concrétise pas sans les compétences transversales et spécifiques que toute réalisation de projet implique. Fuir de la Syrie ou du Soudan n’est pas simple et il ne suffit pas de se savoir constamment menacés de mort, pour trouver la motivation et la capacité de projeter soi-même et sa famille dans un autre univers culturel et géographique. Il est donc inadapté d’organiser l’accueil autour de l’idée d’une réponse à la misère, sous peine, par-dessus le marché, de rendre la “misère des migrants“ concurrentielle avec celle d’une partie de la population autochtone. Il s’agit de prendre conscience de la présence de personnes venant d’ailleurs pour construire un projet de vie privée et professionnelle et de savoir construire, de façon communautaire et participative, une réponse au défi que nos diversités culturelles et psychologiques posent, à la croisée de nos différents origines, racines idéologiques, parcours d’éducation et chemins de vie.
Je me bats pour que les personnes provenant des pays tiers aient les mêmes chances que j’ai eues à mon arrivée en France en tant que ressortissante de l’Union européenne. Et, parmi tous les droits fondamentaux, un me paraît capital et irrévocable: celui d’être reconnu.es comme porteur.es d’un potentiel destiné à rencontrer, s’intégrer et s’harmoniser, de façon innovante et enrichissante, avec celui des autres personnes qu’un territoire, élu comme lieu de vie au sein d’un projet migratoire, nous permet de rencontrer. La migration, la capacité à migrer – en situation de détresse ou pas – est une opportunité non tant d’accueil charitable mais d’intégration des diversités grâce auxquelles nos sociétés se construisent depuis le début de notre histoire. Les défis et les difficultés que cette rencontre inter-culturelle – celle de “l’espace entre“ les cultures et les personnes – comporte, nous demandent d’occuper ensemble les lieux de la construction sociale, économique et politique de nos territoires. Commençons à réunir tous les acteurs concernés pour nous rendre, migrants et autochtones, sur “les lieux“ où émerge le plus haut potentiel d’intégration réciproque: les espaces, inter-culturels par excellence, de la participation. Des projets d’intégration réciproque réunissant migrants, associations, entreprises gérantes, CADA, habitants et tous les acteurs socio-économiques ont déjà été expérimentés en Europe et notre créativité peut en imaginer d’autres – en croisant les domaines de l’éducation, de la vie sociale et citoyenne et de l’économie de proximité – pourvu que nous sentions l’appel à intégrer l’Autre que nous sommes.
Valeria Schiavone