Posons-le d’entrée : vue à une échelle macro, l’économie du plateau de Millevaches reste comme partout ailleurs très ancrée dans la mondialisation libérale. Notre territoire périphérique rural cumule les défauts des pays du Sud (exploitation intensive de matières premières :“minerai“ bovins, agroforesterie) et du Nord (productivité frénétique poussant à la hausse le nombre d’hectares à gérer par tête de paysan ou de bûcheron). On pourrait l’appeler une “économie du UN“, avec sa logique “mono / solo / silo“ : spécialisée, verticalisée, atomisée. Chacun chez soi, et chacun pour soi. La singularité du Plateau est ailleurs, dans une présence plus forte qu’ailleurs d’une “économie du ET“ : plus collective, plus inclusive, plus diverse. Mais aussi plus tiraillée, plus complexe : vouloir fromage ET dessert est généreux, mais vouloir blanc ET noir c’est faire face à des paradoxes et des contradictions. C’est cette économie du ET (très proche de l’économie du partage) qu’illustre cet article, avec enthousiasme... ET sans angélisme !
C’est sans doute le point le plus frappant : les structures du Plateau cherchent dans un même élan à créer de la richesse économique ET de la valeur sociale/sociétale. C’est par exemple visible dans la convergence entre associations et coopératives (là où on observe d’ordinaire une plus franche séparation entre marchand et non-marchand). La frise historique 2001-2013 parue dans IPNS n°43 le montre très clairement. Les coopératives l’Arban et Cesam-Oxalis sont d’abord nées sous forme associative, et au-delà de leur objet économique, elles visent des finalités de développement local. À l’inverse, nombre d’activités artisanales ou commerciales sont portées par des associations : garage, boulangerie, ressourceries, restaurant, distribution alimentaire, biscuiterie, etc. Le principe “les valeurs ET les actes“ en est aussi une déclinaison : agir, oui, mais pas à n’importe quel prix, ni n’importe comment (en respectant son éthique et son environnement au sens large). C’est d’ailleurs autour d’un même projet politique pour le territoire que se retrouvent de nombreuses structures aux activités pourtant très différentes. Ces deux aspects ne sont pas forcément simples à concilier au quotidien. Cela dessine d’ailleurs une ligne de clivage au sein du réseau entre deux approches : celle du pragmatisme (...perçue par les uns comme opportuniste) et celle de l’utopie (...perçue par les autres comme idéaliste).
Variante proche du premier principe, ce point illustre l’intention de mener dans une même structure des activités “qui rapportent des sous“ tout en gardant du temps pour des actions qui créent du lien social. Dans les faits c’est parfois la quadrature du cercle pour trouver l’équilibre entre temps et revenu au niveau personnel, et entre capital et revenus au niveau collectif. Voici une manière trouvée pour s’en sortir : créer et développer des activités à faible intensité capitalistique et à forte intensité humaine (“nous n’avons rien, soyons tout !“).
C’est ce que fait par exemple Ambiance Bois : le choix d’un revenu égalitaire proche du smic permet d’intégrer plus de personnes (et de compétences) et de faire plus de choses en interne, à moindre coût d’investissement ou d’externalisation. C’est ce modèle économique (hors normes dans son secteur) qui appuie le modèle sociétal : plus de salariés dans la structure, c’est plus d’habitants sur le territoire. Mais soyons lucides : ajuster ses besoins d’argent aux faibles niveaux de revenus disponibles est parfois plus subi que choisi, et crée des situations de précarité réelle mais mal assumée. Dans l’autre sens, le temps qui manque pour faire autre chose que de gagner sa vie crée pour certains un mélange dangereux de suractivité et de frustration.
Sur un territoire à faible densité humaine comme le nôtre, les structures de taille conséquente restent (et resteront) rares, et on y trouve donc surtout des organisations de petite taille (TPE), souvent des structures individuelles. En décalage avec le modèle classique “solo en silo“, le Plateau facilite le modèle “micro en réseau“: un besoin de rompre son isolement couplé à une forte aspiration au “faire ensemble“, en combinant mutualisation (diminuer ses coûts) et coopération (augmenter ses produits). Et plus que comme des entrepreneurs, ces personnes se perçoivent comme des “entreprenants“. En voici quelques illustrations. Ce sont des éleveurs qui s’associent dans AV2L pour créer un abattoir de proximité favorisant leur vente en circuit court. Ce sont des thérapeutes qui échangent sur leurs pratiques et partagent un site web (praticiensduplateau.com). C’est la Renouée qui fait se croiser sur un même lieu à Gentioux une dizaine d’initiatives économiques (...et aussi non-économiques) aussi diverses que variées. Mais faire ensemble n’est pas un long fleuve tranquille s’il n’est pas accompagné de solides prérequis de travail en groupe : communication non-violente et connaissance de soi ; règles claires pour décider et se répartir les rôles. On fait sinon l’amère expérience d’un groupe demandant une énergie démesurée pour avancer ou provoquant tensions relationnelles et souffrances personnelles. Parfois, “ensemble on va moins loin“...
Une manière de créer de la richesse économique ici est d’aller la chercher ailleurs : pouvoir “vivre et travailler au pays“ passe pour certains par quelques arrangements. Et sur ce plan le Plateau alternatif recroise la tradition historique, celle des maçons creusois (ou des chauffeurs de taxis corréziens) partant travailler à la ville l’hiver pour revenir à la belle saison. Le télétravail autorise aujourd’hui des navettes ici/ailleurs moins brutales, permettant de vivre ici à l’année avec des alternances (plus ou moins courtes) dans des zones économiques plus favorables. En voici deux exemples. Quand La Navette déménage de Montreuil à Faux-la-Montagne, elle prend soin d’entretenir son réseau francilien pour réussir la bascule “au fin fond de la Creuse“. Et l’organisation “en poupées gigognes“ d’Oxalis permet à la douzaine d’entrepreneur-es du Plateau de s’agréger à 25 autres en Limousin, et à plus de 200 dans d’autres régions : autant de coopérations possibles pour décrocher des marchés ailleurs.
Comme de nombreuses initiatives mixent activité marchande et intérêt général, elles s’appuient aussi sur des financeurs publics (État, collectivités) et d’utilité publique (fondations), généralement éloignées du Plateau (une variante du “ailleurs“). Cet appui sur les fonds publics est une source de fragilité pour l’économie du Plateau, du fait de la baisse en cours des financements (en particulier vers le monde rural), accentuée par son rapport distancié à l’institution (refus de l’instrumentalisation).
Ce constat sur les fonds publics illustre d’ailleurs l’un des défis majeurs qui attendent les structures du Plateau : réussir à augmenter la part du privé dans leur équilibre économique. Mais au-delà de financer leur fonctionnement, une piste à creuser serait de monter en intensité capitalistique afin de prendre la main sur des projets structurants du territoire pour sa transition écologique et énergétique. Bâti, foncier, infrastructures productives : tout cela demande à mobiliser des sommes à une autre échelle. Ces projets se feront de toute manière, alors les structures du Plateau auraient intérêt à s’y investir : déjà pour ne pas les subir, et pour obtenir une meilleure distribution sur le territoire des richesses qu’ils vont créer.
Christophe Bellec