Dix-sept ans déjà que les Bistrots d’Hiver existent, et ils continuent à vivifier les dimanches de la Montagne limousine. Revisitant les anciennes veillées paysannes, ils mêlent apéro-tchatches, boustifaille et concert, et tournent de village en village de janvier à mars. Qualité artistique, qualité culinaire – produits locaux au menu du jour – et qualité de l’accueil sont garantis ! D’où l’emplissage des salles des bars, auberges, restaurants qui affichent régulièrement – voire en permanence – complets chaque fois que l’équipe de Pays’Sage et ses bénévoles arrivent sur la piste.
S’ils vivent depuis tant de temps, et sans aucunement perdre de leur fraîcheur et vitalité, c’est que les Bistrots d’Hiver apportent aux gens ce qui manque souvent aujourd’hui dans notre société : des endroits de rencontre, des prétextes à la discussion, des moments qui ne permettent pas forcément de réinventer le monde mais de se frotter à l’humain. Du lien social donc, comme le soulignent les études qui sont parues ces dernières années sur l’apport de la culture aux territoires ruraux1 mais aussi un coup de pouce économique pour maintenir les lieux du quotidien - commerces de proximité, cafés, …- qui doivent aujourd’hui se diversifier pour continuer à exister.
Les Bistrots d’Hiver sont un reflet de ce que la culture est souvent en milieu rural aujourd’hui : une culture en itinérance, qui vient à l’habitant, qui réinvestit des lieux non dédiés tout simplement car à la campagne, les équipements culturels sont souvent loin. Musées, bibliothèques, salles de concert ou de cinéma : il faut en faire des kilomètres pour s’y rendre. Aux habitants donc, associations, artistes, collectivités parfois, de se prendre par la main et de proposer des alternatives. Alternatives ô combien inspirantes, et parfois inspirées d’anciennes manières de vivre ou fonctionner en milieu rural.
Partons donc pour la Nièvre, en découvrir un bel exemple. Un jour, Jean Bojko, metteur en scène et comédien, en eut marre de faire du théâtre sacralisé, du théâtre pour les grandes salles, et il enleva le “h“ du théâtre pour le faire descendre de sa hauteur. Ainsi naquit le Téatréprouvette, une sorte de laboratoire expérimental de questionnements culturels, renouant avec les habitants des campagnes2.
Nous sommes dans le Morvan, l’extrême nord du Massif central, un coin vallonné et boisé, rude, mais bien vivant. Ici aussi les anciens commerces ambulants se sont raréfiés. Plus ou peu de camions du boulanger et du boucher klaxonnant gaiement pour alerter les habitants à la ronde et leur permettre d’acheter de quoi manger ou un moment pour se causer. C’est de ce constat là qu’est parti Jean Bojko et qu’a germé en lui l’idée de l’Alimentation générale culturelle. Un camion, rouge et jaune, qui parcourt la campagne, et qui lâche cette fois des artistes à heure régulière chaque semaine pour la plus grande joie des jeunes et moins jeunes qui se regroupent avant l’heure dite, petit à petit, l’un avec son tabouret, l’autre un verre à partager, un troisième son sourire devant le panneau de bus posé pour l’occasion. Un projet qui permet de recréer du lien, de la rencontre tout en s’ouvrant sur le monde lors d’une parenthèse artistique.
Car la culture permet cela aussi, de s’alimenter, de se confronter à la différence, comme le clame ce manifeste : “L’Alimentation Générale Culturelle c’est une autre chose dans un monde qui se croit unique. Venez goûter la différence !“. En ces temps de diabolisation de l’Autre, il est plus important que jamais de proposer, notamment en milieu rural où l’on est peu confronté à l’inconnu, des temps d’ouverture sur d’autres cultures, d’autres manières de vivre, de penser, d’agir.
Aussitôt écrit, aussitôt fait : mettons maintenant un pied de l’autre côté de l’Atlantique, à l’ouest de l’Amérique latine, le Pérou nous y attend.
“La lecture est la libération et l’impulsion. Et si lire c’est cultiver, alors promouvoir la lecture, c’est semer : semer les envies de se retrouver avec le livre et avec la liberté de le lire, semer le désir de le découvrir et l’urgence de le partager, cultiver la furie de le découvrir et l’éblouissement de le comprendre […] Moi je lis, toi tu lis, nous lisons, et tous nous croissons“.
Nous sommes ici dans les Andes péruviennes, bien au nord de Lima, à Cajamarca. Cajamarca, la ville où tomba le dernier Inca, Atahualpa. Depuis 1971, croît ici le Réseau des bibliothèques rurales de Cajamarca, créé par Juan Medcalf Todd, un prêtre anglais, puis cimenté et porté par Alfredo Mires Ortiz, un Péruvien de la province de Cajamarca.
Plus qu’un simple réseau de bibliothèques – il y en a tout de même 500 qui ont fleuri dans les habitations en pisé des communautés – c’est un projet d’éducation populaire, basé sur les traditions culturelles des communautés andines. Un cheminement constant pour amener la lecture et les livres dans ce monde rural, oublié du gouvernement, et surtout la liberté de penser, les outils pour se défendre, pour connaître ses droits. Pour sauver aussi la culture andine et le monde paysan, ses savoirs, ses contes, sa langue qui risquent de disparaître comme a disparu en France le monde paysan. Ici, les bibliothèques sont chez les habitants. Et les habitants sont bibliothécaires, bénévolement, ils viennent alimenter leur bibliothèque à la maison du réseau, à Cajamarca, à pied, et les distances sont longues. Le fonctionnement de l’association est horizontal, il y a des assemblées générales, qui permettent à toutes et tous de se rencontrer et de décider ensemble quels livres vont être écrits.
Car le Réseau des bibliothèques rurales c’est aussi le projet de l’Encyclopédie paysanne : plus d’une centaine de livres ont été écrits sur la base des échanges et enregistrements des habitants des communautés. “La dignité des villages s’écrit aussi en lisant“. C’est le slogan de l’association et sa raison d’être. Redonner une dignité aux habitants qui font vivre le pays avec leur travail de la terre et sont pourtant toujours dévalorisés, oubliés, et laissés de côté.
La culture, facteur de lien social, de développement économique, moyen d’ouverture sur le monde. Et la culture, donc, outil pacifique de lutte et de liberté. Ces projets – et il en existe des centaines d’autres – démontrent l’importance – voire la nécessité - de la culture en milieu rural, mais aussi que la ruralité s’invente encore aujourd’hui et s’inventera demain. En ces temps de chamboulements politiques qui éloignent de plus en plus le citoyen des centres de décision, campagnes du monde entier, unissons-nous pour porter la voix de la culture car un avenir se construit ici, à la campagne, que ce soit dit.
Julia Steiner