Nicolas Deutsch/Degré naît en Hongrie en 1901 dans une fratrie de 3 sœurs et 4 frères, de confession israélite. Après ses études secondaires et quelques emplois à Budapest il décide de quitter la Hongrie pour échapper à l’antisémitisme nourri par les populismes allemand et austro-hongrois. Arrivé à Paris en 1925 il travaille comme ouvrier spécialisé dans l’industrie automobile où il est rejoint par deux de ses frères. Il quitte Renault pour l’entreprise Boutillon où comme chef d’équipe il perçoit un meilleur salaire et, à force d’heures supplémentaires, parvient à financer la venue de toute sa famille à Paris en 1927, sans compter oncles, cousins et cousines.
L’année suivante, il se marie avec la fille d’un immigré hongrois connu chez Renault. En 1930, deux de ses frères et son père travaillent dans une maison de confection de vêtements imperméables caoutchoutés. Ils vont insister pour inciter Nicolas à les rejoindre afin de créer un atelier de fabrication à leur compte. En 1935, la famille Deutsch crée ainsi la fabrique d’imperméables ENKDO. Après quelques déboires de gestion la société devient florissante et prospère, elle emploie quarante salariés en septembre 1939. à la déclaration de la guerre, Nicolas, ses frères et cousins, tous de nationalité hongroise, ont estimé que le devoir les appelait à servir le pays qui les avait accueillis. Ils se sont tous engagés comme volontaires étrangers. Démobilisé en juin 1940, alors que ses frères sont prisonniers en Allemagne, Nicolas reprend la direction de l’entreprise mais pour peu de temps. Dès novembre 1940 les lois raciales du gouvernement de Vichy interdisent à un juif la direction d’une entreprise. Il est contraint de s’en retirer et de la mettre en gérance. La répression anti-juive se poursuit et, à partir du 8 août 1942, après la rafle du Vél-d’hiv, vient l’obligation pour les juifs hongrois de porter l’étoile jaune. Ces événements persuadent Nicolas de l’urgence de quitter la région parisienne pour se réfugier en zone libre.
Dès le lendemain, avec sa femme, ses trois enfants, son père, une sœur, son beau-frère et leur fils, ils prennent le train pour Tours sous la protection de deux amis inspecteurs de police. Pris en charge par un réseau de passeurs clandestins, ils franchissent la ligne de démarcation dans les environs de Loches. Hébergés dans un hôtel ils n’y restent que trois mois, n ‘ayant pas le droit en tant que juifs de résider à moins de 25 kilomètres de la ligne de démarcation. Par un ami de son beau-frère, Nicolas trouve en novembre 1942 l’adresse de l’hôtel Lévêque à Felletin où il pourrait demeurer avec son père et sa famille. Le maire signe leur autorisation de séjour avec les tickets de rationnement afférents et les trois enfants sont inscrits à l’école. Nicolas, en bons termes avec les habitants, est introduit dans le réseau de résistance par le capitaine de gendarmerie qui lui trouve un appartement en location dans une propriété à la Jasseix. En février 1943, il fait venir à Felletin sa belle-mère car son beau-père hongrois est interné dans un camp.
Le 4 novembre 1943, des voitures de la gestapo s’arrêtent devant la propriété de la Jasseix. Nicolas a prévenu sa femme et son père qu’ils n’ont rien à craindre, que c’est lui qui est recherché ; il s’enfuit dans les bois au-dessus de la rivière et se réfugie dans une ferme amie. Le soir, il est rejoint par l’adjoint au maire de Felletin qui lui annonce l’arrestation et le départ pour une destination inconnue de sa femme, enceinte de six mois, de ses trois enfants et de son père. Seule sa belle-mère échappe à la rafle. Bouleversés par le tragique de la situation, ses amis le soutiennent. Parmi eux Jean-Auguste et Noëlli Rateron, un couple de retraités, l’hébergent clandestinement jusqu’à la Libération. Par tous les moyens et souvent en prenant des risques, il tente d’avoir des nouvelles des siens. De retour à Paris il constate qu’il a été spolié de beaucoup de ses biens et reprend sans ardeur son travail à la fabrique tant il reste préoccupé du devenir des siens.
C’est en désespéré qu’en janvier 1946 il se rend à Budapest pour la première fois depuis 1925. Il découvre la vérité de la fin tragique de sa famille : internée au camp de Drancy le 12 novembre 1943, déportée à Auschwitz le 7 décembre 1943 et gazée dès son arrivée. À Budapest il rencontre sa cousine germaine Claire Doltès. Elle est aussi victime de la barbarie nazie, ses parents sont morts en déportation en 1944. Elle vit seule avec son fils Thomas dont le père, Salomon Leitchner, a été abattu par les néo-nazis hongrois et jeté dans le Danube, un jour d’octobre 1944 où il venait retrouver sa femme et son bébé de deux mois. Dans le chagrin de cette tragédie ils ont choisi d’unir leurs existences douloureuses. Ils se marient à Budapest en juillet 1946 puis s’installent à Paris. Dans les années 1950 Nicolas prend en charge la liquidation de la société ENKDO. Avec son épouse, de santé fragile, ils achètent un magasin de prêt-à-porter dont ils vivront chichement jusqu’à l’âge de la retraite. Nicolas décède à l’âge de 91 ans.
Le récit de l’existence quotidienne de François occupe le premier tiers de ce roman. François habite et travaille à Paris. Il est statisticien et dispose d’une rémunération qui lui assure un cadre de vie confortable. Provincial arrivant à Paris, il a quelque peu galéré pour décrocher ses premiers emplois. Cette apparente réussite ne reflète pas la joie de vivre et dissimule un mal être que son psychothérapeute n’est pas parvenu à dissiper. Homme à femmes, comme il se présente à ses conquêtes éphémères, il est pour le moins instable dans sa vie affective. Pendant six ans il vit en couple avec Clara et son fils Victor, mais avec de fréquentes escapades. Comme le jour où il décide de se mettre au vert quelques temps en Limousin sous le prétexte de s’enquérir de la santé de son père. Lasse de ses fuites à répétition, Clara, cette fille simple pour un homme trop compliqué, décide de rompre définitivement et de quitter Paris pour s’installer à Marseille. François est le fils de Marcel, un maçon felletinois ayant migré quelques années à Paris. À son retour de migration en 1931 Marcel construit sa maison, la dernière maison du bourg à gauche sur la route de Tulle, où il vit une retraite paisible.
Lorsque François quitte la gare de Felletin pour rejoindre la maison de son père sur la route de Tulle, il traverse toute la ville. La description de la maison et du chemin qui mène de la gare à la route de Tulle est une parfaite photographie de la maison décrite par Thomas Degré dans son premier ouvrage De Budapest à Paris. Reconnaissance pour des Justes (1942-2012). Chaque année après la guerre l’auteur venait passer ses vacances scolaires chez le tonton et la tante Rateron. Jean-Auguste et Noëllie Rateron, tous deux Creusois, après une vie de labeur à Paris s’étaient retirés en 1934 à Felletin où Auguste avait construit sa maison de la route de Tulle. C’est là qu’ils ont caché, à l’insu de tous pendant près d’un an Nicolas Deutsch-Monsieur Pierre, le père adoptif de l’auteur, après la déportation de sa famille. À travers son roman, l’auteur entend perpétuer l’hommage qu’il a rendu au couple Rateron en les faisant reconnaître en 2011, comme “Justes parmi les nations, pour avoir aidé à leurs risques et périls, des juifs pourchassés pendant l’Occupation“. À ce titre leurs noms sont maintenant inscrits sur le Mur des Justes à Paris au Mémorial de la Shoah. Et en 2013 à Felletin dans le jardin devant la mairie, une plaque commémorative a été scellée sur le mur au cours d’une cérémonie émouvante où l’auteur a retracé le chemin des martyrs de l’antisémitisme à travers l’histoire de la famille Deutsch, arrêtée à Felletin le 4 novembre 1943 sur dénonciation et exterminée à Auschwitz.
La poursuite de la trame romanesque s’organise autour de l’histoire de Monsieur Pierre et de sa famille, l’auteur voulant ainsi renouveler sa volonté de témoigner de l’horreur de l’extermination des juifs par les nazis. Au cours de son séjour à Felletin, François en furetant dans les tiroirs de sa chambre découvre une photo de 1943 où il se reconnaît tenant la main d’une fillette entourée de deux garçons plus âgés. Il avait cinq ans. Aussi loin qu’il remonte dans sa mémoire, il n’a aucun souvenir de cette scène. Un matin, il demande à son père de reconnaître et raviver le souvenir de cette photo. Dans le récit de son père, François découvre les liens particuliers qu’il avait entretenus avec la petite Marie sa copine de classe et le destin tragique de la famille de Monsieur Pierre, un français d’origine hongroise, de confession israélite, venu en Creuse pour mettre sa famille à l’abri de la chasse aux juifs par les Allemands et les milices du gouvernement de Vichy. Dans les jours qui suivent il rencontre au Grand Café, Marie-Claude la petite sœur de son meilleur copain du lycée à Aubusson. François lui fait la confidence de ses interrogations sur l’histoire de la famille de Monsieur Pierre et de la petite Marie. En lui présentant l’histoire de son père adoptif, Marie-Claude lui permet d’étendre son champ de connaissance et l’aide à découvrir les raisons de la venue de Monsieur Pierre à Felletin.
En effet, son père, au temps de sa migration à Paris avait fait la connaissance en 1925 dans l’entreprise Boutillon de Monsieur Pierre, alors qu’il arrivait de Hongrie, un juif parlant mal le français. Chargé de le piloter dans les techniques de l’entreprise, une amitié s’était forgée jusqu’à l’aider à faire migrer toute sa famille hongroise à Paris. Aussi, en 1942, au moment où Monsieur Pierre choisit de se réfugier avec les siens en zone libre pour échapper à la rafle des juifs, il avait écrit à son père pour l’aider à trouver un hébergement dans sa région. Il lui trouve une vaste propriété isolée et très discrète dans le village des Sagnes à Felletin. Par la même occasion son père engage Monsieur Pierre dans le mouvement Libération, l’un des réseaux de la résistance très actif en Creuse. C’est au cours d’une longue conversation avec le père de Marie-Claude que François découvre toute la vérité sur l’arrestation et la disparition de la famille de Monsieur Pierre. Bouleversé par ce drame, lorsqu’il revient chez son père, après une visite de la propriété des Sagnes et dans un rêve éveillé il reconstitue la scène brutale de l’arrestation en s’impliquant comme acteur et voyant. À son réveil ses souvenirs d’enfance l’envahissent donnant toute sa place à l’amitié amoureuse qu’il avait entretenue avec la petite Marie. Profondément troublé par la résurgence de sa mémoire, François refait le parcours de l’auteur, commencé par son père adoptif, pour commémorer cette double mémoire : de la disparition de sa famille dans les chambres à gaz d’Auschwitz et du courage des Rateron pour la protection des juifs. De retour à Paris, François se met en quête du devenir de Monsieur Pierre et de sa famille avec le soutien de Marie-Claude. Il contacte le comité français de Yad Vashem pour le mémorial de la Shoah. Il s’enquiert aussi de la liste du mémorial de la déportation, publiée par Serge Klarsfeld. Enfin il se rend au domicile de Monsieur Pierre, où son frère cadet lui révèle sa mort. quelques mois auparavant.
Avec la délicatesse d’une intrigue romanesque Thomas Degré remet en mémoire son livre-témoignage. à savoir “l’horreur absolue“ de l’extermination d’une famille juive qui a débuté à Felletin en 1943, heureusement compensée par le courage des époux Rateron qui ont hébergé à l’insu de tous le seul rescapé de cette rafle criminelle. Dans l’immédiateté du tout et tout de suite de notre quotidien nous occultons facilement les traces désastreuses de notre histoire. La monstrueuse ignominie de la Shoah au cœur du XXème siècle fondée sur la haine de l’étranger et du juif est trop souvent oubliée au cours de nos débats actuels. Ne faut-il pas rappeler quelques évidences aux trop nombreux électeurs creusois (plus d’un sur trois !) qui ont voté le 7 mai 2017 pour la candidature du Front National par peur de l’autre, du migrant. Auraient-ils oublié que dans les années 1930 les mouvements populistes de la République de Weimar et de l’Empire austro-hongrois non plus par peur, mais par haine du juif, de l’étranger ont été les pourvoyeurs des hordes hitlériennes ?
Alain Carof