Autour d’Armand Gatti, était réuni un groupe de stagiaires francophones volontaires venant de milieux très différents : étudiants (notamment en Arts du spectacle), chômeurs, lycéens de lycée professionnel, ancien détenu, comédiens, travailleurs précaires, enseignant… la plupart âgés de moins de 30 ans, de 6 nationalités différentes : française (dont 7 venant du Limousin et 7 d’Alsace), espagnole, suisse, russe, canadienne et algérienne.
Aux côtés d’Armand Gatti une équipe de plus de 10 personnes (assistants, compositeur, professeurs de Kung Fu et de chant, scénographes, costumières, éclairagiste, sérigraphe) s’est magnifiquement engagée pour donner au travail de création des stagiaires une forme théâtrale à la fois nouvelle, de haute tenue et achevée. Mais un tel projet n’aurait pu être mené à bon port sans l’apport de bénévoles habitant ou non le Limousin.
Dans un laps de temps très restreint (sept semaines), les stagiaires, toute l’équipe de création et divers intervenants effectuèrent un travail très intense et très diversifié : Kung-fu, Tai-chi, chant, exposés, compositions diverses et débats multiples (sur Gramsci, sur Guingouin -leurs engagements, leurs pensées, leurs résistances ; sur le groupe Bourbaki et sur Kurt Gödel –mathématiciens ; sur la culture chinoise et ses idéogrammes etc.). Le texte proposé par Armand Gatti était quotidiennement sujet à explications, débats et modifications. Des rencontres et correspondances ont été effectuées notamment avec des détenus du centre d’Uzerche où un atelier de sérigraphie était organisé. Chaque stagiaire-acteur était également invité à écrire un texte sur lui ou elle-même, textes “Qui-je-suis “ qui ont été incorporés à la pièce de la même manière que les chants choisis par groupe de stagiaires (chants internationaux de lutte et d’espérance pour la plupart). Tout ceci permit d’aboutir à une œuvre remarquée, forte et belle : œuvre d’auteur, mais à la fois commune à chacun des participants et acteurs.
Cette Expérience a constitué un processus tout à fait original et majeur de travail et d’action culturels. Dans un espace de temps resserré, elle a réussi à porter à un haut degré l’intelligence collective du groupe de stagiaires, nourrie par l’activité intense de leurs intelligences singulières solidairement polarisées par le travail de création exceptionnel proposé par Armand Gatti. Ce fut une véritable et nouvelle Université, faite de découvertes, d’acquisition et d’échanges de connaissances, de travail corporel, d’appels à la créativité, à la solidarité, à la gratuité et à la fraternité. Ainsi la représentation de cette œuvre traduisit toute autre chose que ce qu’il est convenu d’appeler de la création théâtrale.
Sept semaines de travail acharné ont participé à la construction d’un texte fort et très singulier incorporant, convoquant et faisant s’interroger sciences, poésies, chants, langage corporel, philosophie, politique, Histoire avec une majuscule et histoires des acteurs et protagonistes (vivants ou morts) de la pièce etc. Texte porteur et fruit d’une praxis puissante et transformatrice charriant toute l’expérience et l’art d’un auteur majeur riche d’une vie insoumise, aventureuse et créatrice. Evénement qui marquera assurément l’histoire (culturelle) limousine, mais très certainement aussi celle du théâtre car dépassant-outrepassant cette discipline, ses formes, ses objets, son champ et ses classifications.
Francis Juchereau
Une expérience singulière s’est déroulée l’année scolaire passée dans mon établissement, le Lycée des métiers de l’automobile et des transports Antoine de Saint-Exupéry de Limoges. Tout avait commencé quelques années auparavant avec le passage en Limousin du dramaturge Armand Gatti et de son équipe, suite au décès de Georges Guingouin, chef du maquis dont Gatti fut l’un des premiers compagnons en Haute Corrèze au début de la Seconde guerre mondiale.
De premiers contacts avaient été noués avec l’une de mes classes qui avait travaillé sur son Poème de Berlin, au point de participer à la scénographie de sa représentation réalisée par la troupe des Bons Camarades à l’ancien centre artistique pluridisciplinaire Mais...l’usine de Limoges. C’est là que j’ai découvert l’intérêt marqué d’Armand Gatti pour la culture classique chinoise, et sa rencontre avec Mao dans les années 50 quand il était journaliste au Parisien (prix Albert Londres...). Moi-même j’ai effectué deux voyages en Chine, et je me passionne pour l’histoire, la pensée et les arts de ce pays. J’ai même pratiqué le sabre Kung-fu sous la conduite du maître de l’école Hap quan de Canton Madame Liang. Intéressé par la méthode de travail de Gatti avec des sujets de milieux apparement éloignés de la culture et de la pratique des arts (jeunes délinquants des cités de Marseille, toxicomanes d’un quartier de Besançon, malades mentaux à l’HP de Villevrard où fut enfermé Artaud etc.), et sollicité par son équipe pour faire participer des élèves à sa prochaine création, j’ai mis en place avec les seuls moyens internes du Lycée (et grâce au soutien de sa direction) un enseignement de langue et civilisation chinoise (le premier dans un Lycée Professionnel en France !) dispensé par une doctorante chinoise de l’Université de Limoges Edith Zhang Chunhong. De la calligraphie au théâtre chinois, en passant par la conversation, la cuisine et la préparation d’un jumelage, ce sont entre 8 et 15 élèves volontaires qui ont assisté durant l’année à deux voire trois heures hebdomadaires. Pour un Lycée à 90% composé de garçons, les filles étaient plus du tiers des participants. Cela prouve qu’à offrir des activités qui correspondent plus à leur sensibilité féminine, la parité réelle peut-être approchée et non seulement fantasmée par des mesures plus incantatoires qu’efficaces voire sincères... Pour les autres élèves, la moitié était fournie par des jeunes considérés comme les plus pénibles de l’établissement : en voie de décrochage, de prédélinquance...
Et pourtant deux d’entre-eux ont été jusqu’à être acteurs lors des deux mois de résidence de l’Université internationale de théâtre de cet été à Neuvic (le seul événement culturel national et limousin à avoir eu droit à une première page du Monde et à un dossier de deux pages dans Libération...) ! Ces deux élèves ont été métamorphosés par cette expérience. L’un qui ne tenait pas plus de 5 minutes sur une chaise, qui avait été exclu de l’internat et qui m’expliquait comment voler une voiture, s’est mis à ”voler” autrement en décollant par la calligraphie et le théâtre : il a eu son BEP de maintenance des véhicules industriels haut la main alors que la majorité du corps enseignant ne ”pariait” rien sur lui... L’autre, en voie de décrochage par absence de motivation apparente a pu réaliser un rêve qu’il avait fait à dix ans au Mali dont il est originaire : faire du théâtre. Il est resté en France et se plaît actuellement dans sa classe de première bac pro Carrosserie. Son destin (et même son corps) ont changé. Plus ou moins bouc émissaire de sa classe, il est devenu un jeune épanoui et respecté. Je remercie pour eux et pour mon expérience personnelle Armand Gatti et son équipe de ces rencontres enrichissantes, tant sur le plan des relations humaines que de la connaissance des processus créatifs ; dans leur bonheur, les épreuves et les contradictions...
Laurent Doucet