Pour Jean-Luc Seignez, éleveur en Haute-Vienne, la question du bien-être animal met en évidence une perte de repères et de sens dans notre relation avec les animaux domestiques.
Dès son origine l’élevage a été un élément déterminant de l’amélioration de la vie des hommes. C’est sans doute ce qui a présidé à la domestication : celle du chien, auxiliaire à la chasse, sentinelle et défenseur, celle de la chèvre et de la brebis pour le lait et la laine et celle de toutes sortes d’autres espèces comme bêtes de somme des peuples nomades et forces motrices des cultivateurs. Ne pas élever les animaux dans les meilleures conditions pour ceux-ci revenait ainsi à se nuire à soi-même.
Les avantages obtenus par l’éleveur s’équilibraient par des contraintes et des devoirs : protection, alimentation et soins divers. L’éleveur était guidé en cela par l’observation de chacune des espèces dans son milieu, la compréhension de son comportement naturel et le respect de ses spécificités. On peut penser ici à la phrase de Bacon “On ne commande à la nature qu’en lui obéissant“... Ce compagnonnage à bénéfice mutuel a constitué en quelque sorte un pacte tacite entre l’homme et l’animal. À ce titre, le terme élever que l’on utilise aussi en parlant de nos enfants, mérite qu’on s’y arrête : ne s’agit-il pas de transformer en portant à un niveau jugé supérieur ? Il est indéniable que l’animal que l’on élève, en tant qu’individu et au fil des générations, se différencie progressivement de l’animal sauvage. Outre les aspects physiques de ce phénomène, ce sont les évolutions comportementales qui sont frappantes. Par exemple, certains instincts s’amenuisent ou se transforment à mesure que la dépendance à l’homme s’installe ou encore, des comportements plus individuels se font jour. 35 ans d’expérience d’éleveur me font penser que quelque chose de notre humanité passe peu à peu chez les animaux que l’on élève véritablement.
En matière d’élevage, le basculement est assez récent. En cherchant à optimiser ses productions, l’éleveur moderne est devenu “intensif“ voire “industriel“. Ce faisant il a ignoré et rompu le pacte ancestral, oublié certains de ces devoirs et la notion de réciprocité. Ainsi, au lieu de continuer à organiser l’élevage en fonction des besoins physiologiques et de l’intégrité de l’animal, il s’agit d’adapter l’animal à des conditions d’élevage pré-établies dans une optique de rationalisation et de profit maximum supposé (notons au passage que ceci est un raisonnement de filière dans lequel l’éleveur n’est pas forcément le premier gagnant…). Ainsi on coupe des cornes, des queues, des becs, des ongles, tout ce qui semble poser problème ou paraît inutile ; ainsi on se soucie peu que la vache mange en déambulant, que la chèvre aime l’escalade, que le cochon fouille le sol et qu’il est joueur, que la poule gratte, gobe des insectes et que nombre de ces espèces vivent dans des organisations sociales qui leurssont propres. Leurs conditions de vie sont de plus en plus artificielles car soi-disant plus maîtrisables. L’animal est ainsi réduit à une machine à produire, voire uniquement à de la matière. C’est le règne de la chose. Si on s’interroge légitimement sur le bien-être des animaux dans ces univers concentrationnaires, il faut également penser aux conditions de travail qui y règnent car c’est une seule et même logique qui s’impose. La phrase d’une chanson de Julos Beaucarne prend ici tout son sens : “Rien de ce qui fait l’aliénation humaine ne sera épargné aux animaux de basse-cour“. On serait tenté de rajouter : et réciproquement.
Dans le même temps et de façon un peu schizophrénique, les animaux de compagnie acquièrent quasiment un statut de personne, révélant par là certains grands vides affectifs de notre société. Cela n’est pas sans poser d’autres problèmes de bien-être si on en croit l’essor de l’activité des comportementalistes et autres psy pour animaux qui doivent soigner autant et quelquefois d’abord les maîtres. Il y a pourtant une voie entre utilitarisme et anthropomorphisme. C’est celle qui commence par reconnaître la nature profonde de l’animal en se rappelant que son étymologie le relie au monde de l’âme (anima en latin), à prendre au sens d’état intérieur. La faim, la soif, la curiosité, la peur, le jeu, la tristesse, l’affection, la joie, etc, ainsi que l’immense palette des instincts, modèlent le comportement des animaux jusqu’à en faire une “signature“ de l’espèce si bien mise en scène par La Fontaine. Les animaux sont également extrêmement réceptifs aux états d’âme de ceux qui les côtoient, notamment des humains. Il n’est pas indifférent en effet d’être dans un état intérieur apaisé voire empathique avec des intentions claires pour faciliter leur manipulation ou leurs soins.
Sur notre ferme nous cherchons à avoir des conditions d’élevage qui positivent les normes internationales retenues en matière de bien-être animal :
Enfin, dans la mesure du possible, nous préparons les animaux aux situations inconnues qui peuvent les attendre. Par exemple la bétaillère ne sert qu’à les conduire à l’abattoir. Un ou deux jours avant, celle-ci est mise en présence de l’animal afin qu’il finisse par y monter et descendre librement. Cette familiarisation diminue grandement le stress au chargement. Mais c’est parce qu’à l’arrivée il y a encore beaucoup à faire que nous nous sommes engagés, entre autres raisons, dans le projet du “Pôle Viandes Locales“ qui fait du respect et de la dignité des animaux des préoccupations majeures. Car, c’est encore le Renard qui parle, “on est responsable pour toujours de ce qu’on a apprivoisé“.
La façon dont nous exerçons notre responsabilité à l’égard des animaux est un véritable miroir de notre propre dignité humaine… Et si certains doutent que les animaux aient besoin des hommes, il est certain que nous avons toujours besoin d’eux, tant sur le plan matériel que sur le plan affectif, mais peut-être davantage encore parce qu’ils ont énormément à nous apprendre sur nous-mêmes.
Jean-Luc Seignez
Bourganeuf, Juillet 2017. Des paysan-n-e-s, une chercheuse de l’INRA spécialiste reconnue de la question du stress animal en abattoir, une chercheuse de l’INRA éthologue experte dans le comportement des animaux, les services vétérinaires de l’État, un représentant de l’AFAAD (Association en faveur de l’abattage des animaux dans la dignité), une société spécialisée dans la construction des équipements zoologiques, une autre dans la robotique constituent le conseil scientifique mis en place pour la conception d’un prototype améliorant les conditions d’abattage.
Sur l’écran vidéo un film est projeté : une peluche de vache est posée à différents endroits d’une table. Une pastille rouge posée à l’endroit optimum, sur sa tête. À chaque fois, venant de là où même la vision à 330° du bovin ne peut l’apercevoir, un bras robotisé vient placer un tube exactement sur la pastille. Rapide, sans bruit, avec une précision sans erreur. Là, à ce moment précis, nous savions tous que nous avions trouvé une solution pour améliorer les choses, en finir avec la tauromachie dans les abattoirs. Car oui, en ce moment même, voilà comment cela se passe : quatre cloisons, un animal qui voit un inconnu avec un matador, des bruits qui résonnent dans le hall, l’odeur du sang des congénères qui remonte, partout des phéromones indétectables par les humains, et l’animal qui voit le danger. L’homme doit agir vite, ajuster au mieux son coup. Pas de caricature. Parfois cela se passe vite, et sans trop de stress, mais pas toujours. Des vidéos de ratés il y en aura d’autres...
Des vidéos volées de souffrance dans les abattoirs, aujourd’hui nous en avons tous vues. Nous nous sommes indignés de la souffrance animale, sans oublier les conditions de travail de ceux qui font un métier difficile. Certains auront fait le choix personnel - on peut le respecter ou au moins ne pas le juger, nous ne sommes pas obligés d’être tous d’accord pour vivre ensemble - de ne plus manger de viande. Mais si plus personne ne mange de viande, les animaux ne mourront certes plus, mais ne vivront tout simplement plus également, ou alors que quelques-uns, dans des zoos. Alors la plupart d’entre nous sommes restés sans solution pour éviter cela. Omnivore, je n’en suis pas pour autant irresponsable, je fais attention au sens que je donne à ma consommation, je limite mes quantités et lutte contre le gaspillage alimentaire. Mais moi, là, devant mon écran, tout de suite, sans attendre des années un changement des pratiques à l’échelle planétaire, que puis-je faire pour changer cela ?
Les paysans du Pôle viandes locales se sont posé la question. Pas de réponse théorique, d’injonction ou de doctrine. Juste le souhait très concret de voir abattre leurs animaux dans la dignité, avec le moins de stress possible et sans souffrance physique. Alors, ils ont construit leur propre abattoir. Chez nous, maître et témoin. Mais le budget de 80 000 € qui devait permettre d’acheter un de ces box comme on en trouve ailleurs n’a plus été suffisant. Il a fallu trouver des chercheurs pour savoir, des inventeurs pour faire. 63 000 € d’études. Puis, il faut passer de l’idée à l’acte. Restait 17 000 €. Bardage en bois, parement en pierre, bordures sur les trottoirs, buisson, jusqu’à la pelouse, le projet a été littéralement dénudé. Exit l’esthétique. Ce qui compte ce n’est pas ce que l’on donne à voir, mais ce que l’on fait. Et tant pis si certains préfèrent l’inverse. On s’adresse à ceux qui ont plus de dedans que de paraître. On arrive à former une enveloppe supplémentaire de 100 000 €. Avec cette somme, nous pouvons financer ce que l’on appelle le studio. C’est-à-dire le box où l’animal sera étourdi, dans un espace clos, avec une lumière tamisée, un endroit où les bruits ne passent pas, ni l’odeur du sang, et où il y a plutôt des diffuseurs d’odeurs naturelles, un haut-parleur et un écran vidéo en horizon. Tout est cloisonné, maîtrisé, à hauteur de perception de l’animal : l’endroit n’est plus effrayant.
Reste ce bras robotisé. Qui descendrait du toit. L’opérateur est en dehors de la cabine. L’animal n’est pas mis en contact avec un inconnu. Sans le voir, dans un environnement en paix, l’animal peut être anesthésié par étourdissement. Encore 100 000 € ! On ne peut plus faire seuls ce dernier effort pour finaliser le prototype. Pour le financer nous avons lancé une souscription et pour expliquer notre démarche écrit un livre téléchargeable sur notre site. Vous pouvez agir. Faire changer les choses, là maintenant, et pour que partout ailleurs dans quelque temps nous fassions un grand pas vers plus de respect,
Guillaume Betton